Nature Humaine (amocalypse)
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et pourtant
Première version: 2010-10-09
Dernière version: 2017-02-04
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Le texte qui suit est un résumé du livre de Pierre Bellemare et Grégory Franck, C'était impossible, et pourtant... - 2014
Je ne résume que quelques histoires.
Histoire reprise de « Nouvelles histoires magiques. » Guy Breton & Louis Pauwels, Albin Michel, 1978, puis reprise dans le livre de Pierre Bellemare et Grégory Franck, C'était impossible, et pourtant... - 2014. Voir la page sur la transmigration, le cas Michel Davel.
Fédor Filipovitch Doubinski, beau et intelligent, homo, n'a que le malheur d'être né en bas de l'échelle sociale russe de Volgograd (Stalingrad), dans les années soixante-dix.
Avec deux ans d’avance, il obtient, les doigts dans le nez, son diplôme de fin d’études primaires. Persécuté pour son orientation sexuelle différente, Fédor prend de la distance avec son enfance en trouvant une place dans une usine à l’autre bout de cette ville immense.
Pour son dix-septième anniversaire, il s’offre une motocyclette hors d’âge. Suite à un accident (la roue du cyclomoteur s’est prise dans la gorge d’un rail du tramway), il se réveille après 4 mois de coma en pleine forme, alors que les médecins le croyaient mort (état de mort clinique) et ne l'avaient gardé en vie assisté qu'a des fins de tests scientifiques.
Selon les normes médicales admises, il aurait été débranché depuis longtemps et enterré sans se poser de questions. A part ce traumatisme crânien, qui explique son inconscience prolongée, et quelques os brisés, Fédor est intact.
Il parle à l'infirmière Irina d'un besoin pressant, une envie d'un de ces cahiers avec des… des lignes de cinq traits… L'infirmière, qui s'y connait un peu en musique, fait le lien avec les portées, alors que Fédor ignore tout de ce monde. Le fiancé d'Irina est pianiste dans un orchestre, le lendemain Fédor est en possession du cahier. Et, à la minute même, sa main fine s’empare d’un crayon et le fait courir sur la portée vierge. Qui se transforme en une partition de trois pages. Il les arrache, et, sans même regarder, il continue à tracer des notes. Encore et encore. Des notes. Des barres de mesure. Des clefs. Des altérations. Des notes. Jusqu’à épuisement. Irina s’apprête à tailler une énième fois ce qu’il reste du crayon. Mais, sans transition, Fédor s’est endormi.
Au matin, le fiancé de l’infirmière est dans la chambre, les traits tirés. Sur ses genoux, un clavier électrique, relié à des écouteurs. Sans un mot, il les passe sur les oreilles de Fédor et se met à jouer. Le jeune homme écoute, les larmes aux yeux :
— Que c’est beau ! Mais quel génie peut créer autant de beauté ?
— Mais toi
— J’ai fait de la musique ? Mais comment ?
— Tu l’as écrite ! En quelques heures, tu as créé plus de merveilles que je n’en imaginerai de toute ma vie ! D’où tiens-tu ces mélodies ?
— Mais je ne les connais pas ! Tu viens de me les faire découvrir !
— Fédor Filipovitch, je n’ai fait que jouer ce que tu as écrit dans ce cahier, et qu’Irina m’a apporté pour que je le déchiffre ! Ne sois pas modeste : TU ES l’auteur de ces enchantements !
Fédor se lève d’un bond, le regard fou :
— Je te jure, sur ce que j’ai de plus précieux, que je n’ai JAMAIS entendu ça !
D’ailleurs, le « compositeur » ne se souvient pas non plus d’avoir composé !
Et il en sera de même pendant les vingt années qui suivront : jusqu’à sa disparition prématurée, en 2007, d’un accident vasculaire cérébral, Fédor Filipovitch Doubinski écrira de la même façon des milliers de morceaux. Des longs, des courts, des sonates, des concertos, des requiems… Ces musiques, venues d’on ne sait où, seront publiées sous une multitude de pseudonymes, tant la production est abondante et les styles différents : parfois Lully, ou Beethoven… Parfois Stravinsky ou Pierre Boulez, mais aussi bien Miles Davis ou Dave Brubeck… Des génies de toutes les époques, dont il ignore jusqu’à l’existence…
Un jour, Irina, devenue son agent artistique, osera lui demander :
— Mais enfin, Fédor Filipovitch… Tu ne sembles jamais vraiment heureux ? Pourtant, ce talent unique, même si tu ne sais pas d’où il t’est venu… Avoue quand même que c’est un vrai cadeau !
— Alors, c’est un cadeau bien em… merdant, si tu me passes l’expression chère Irina ! Parce que ces petites pattes de mouche noires et blanches que je griffonne, à longueur de journée depuis des années… je suis absolument IN-FI-CHU de savoir ce qu’elles signifient ! Alors que moi, ce dont j’aurais toujours rêvé, c’est de devenir PEINTRE ! Au moins, les images que j’aurais posées sur une toile… j’aurais pu les comprendre !
Canton de Fribourg, en suisse.
Le couple Brodard bat de l'aile. Jean-Luc, 45 ans, conducteur de bus aux TPF (Transports publics fribourgeois) ne s’en aperçoit pas. Sa femme Sandrine, mariée jeune pour fuir l'autorité de son père, ne veut pas de la vie tranquille que lui offre son mari.
A 16 ans, guidée par une copine, Sandrine était allée demander conseil à une voyante, qui avait vu un homme grand, très brun, des voyages, de grandes distances, et de l’argent, BEAUCOUP d’argent !
Exactement ce dont rêvait une apprentie coiffeuse de 16 ans, pressée de quitter ses parents.
Sandrine s’était donc démenée pour croiser, dans un minimum de temps, un maximum d’hommes grands, bruns et forts. En général, elle se démenait sur la banquette arrière d’une automobile.
A l'époque, dans ce canton catholique, tout restait à découvrir sur l’usage des contraceptifs : Sandrine Apothéloz se trouva bientôt dans l’obligation urgente de se dégotter un mari.
Le seul qui fût disposé à l’épouser était Jean-Luc, étant celui qui craignait le plus de ne jamais se faire accepter par une fille. Grand, fort et brun, en tant que conducteur de bus il faisait pas mal de kms dans l'année, et peut-être deviendrait-il riche?
Les années d'après montrèrent à Sandrine que Jean-Luc n'avait aucunement l'envie de devenir riche. Quand leur fille les quitte à 16 ans, il loue un appartement plus petit pour économiser afin d'offrir à leur fille la boutique d’esthéticienne de ses rêves avec pose d’ongles américains ! Tout ce que Sandrine n’avait jamais pu obtenir pour elle-même ! Et pourtant, elle en avait rêvé, de son « Bar à ongles » ! Elle en avait déployé, des roucoulades et de décevantes soirées en nuisette et pantoufles de cygne, pour décider son pépère de mari à lui trouver les fonds !
Un jour, Sandrine tombe sur l'annonce du destin :
« Professeur N’Diayé, grand et puissant médium de l’Afrique, te résoudra tous tes problèmes de travail, d’argent, de guérir toutes les maladies même l’impuissance, de trouver l’amour, de réussite aux examens, même le permis de conduire du premier coup. Réalisation de tous tes souhaits garantie. Visite gratuite. »
C’était sûrement un signe du Grand Mystère, car ce personnage providentiel habitait, en toute modestie, dans la même cité, deux blocs plus loin. Un signe, vous dit-on ! Comme c’était gratuit, Sandrine s’y rendit.
Moyennant un petit pourboire, un garçonnet d’ébène luisante, la tête disparaissant sous les oreillettes d’un bonnet péruvien, la guida au travers d’un logement qui la dépaysa instantanément. Aucun meuble, mais des entassements de sacs en plastique Ikéa, débordant de tout ce qui pouvait être nécessaire à la survie, et d’autres articles pas indispensables, mais en grand nombre aussi : des radios, des ordinateurs, des manteaux de fourrure… Une bonne trentaine d’Africains de toutes générations allaient, venaient, cuisinaient, dormaient, faisaient du commerce ou écoutaient très fort toutes sortes de musiques.
Le professeur N’Diayé, grand et puissant médium de l’Afrique, occupait humblement la chambrette du fond. Et ce, malgré son rang, car, ainsi qu’il le confia à mi-voix, sans trop se faire prier :
— En vérité, belle dame… Ze suis le fils aîné d’un roi ! Oui, oui : un monarque ! Ce qui fait de moi le prince héritier ! héritier d’une province riche en pétrole, en bois précieux et en diamants, au cœur du continent noir. Le prince se cachait sous une fausse identité, afin d’échapper aux assassins envoyés par son frère cadet
Sandrine fera de nombreuses visites, où le médium lui montre à quel point il est vigoureux... Elle ressort allégée de plusieurs centaines de francs suisses à chaque visite. Comme elle s’étonne de devoir donner de l’argent, vu qu’elle payait déjà de sa personne, le professeur lui expliqua :
— Ma princesse, la consultation est gratuite, mais la réalisation des souhaits nécessite l’achat de substances magiques, secrètes et très coûteuses, comme ce cœur d’antilope fraîchement tuée, par exemple, venu tout droit de mon pays par avion, comprends-tu !
À ce rythme, les économies du couple fondaient très vite. Bien sûr, Jean-Luc ne vérifiait jamais les comptes, mais viendrait forcément le jour où leur fille voudrait ouvrir sa boutique, il allait s’apercevoir que le capital si patiemment constitué était sérieusement entamé…
Sandrine fit part de son inquiétude à son puissant magicien, qui trouva aussitôt la solution :
— Ma tigresse, je ne veux pas te créer le moindre souci dans ta famille ! Si ce n’est qu’une question d’argent, sache que, pour moi, l’argent n’est rien ! Celui que tu m’as refilé risque de te manquer ? No problemo : je vais te le rembourser !
— Et tu comptes faire ça… rapidement ?
— Là, maintenant tout de suite ! Je vais te donner les moyens de posséder plus d’argent que tu n’en as jamais vu ! Je vais pratiquer, pour toi exceptionnellement, une cérémonie de haute magie de la brousse et te révéler les numéros gagnants de la loterie !
Elle était sotte, mais elle s’étonna néanmoins : s’il était capable d’une telle divination, pourquoi le professeur ne l’appliquait-il pas pour son profit personnel ? Il sourit avec indulgence :
— Mais, mon oiseau multicolore, parce qu’il serait injuste qu’un magicien puisse profiter de ses pouvoirs pour priver d’un gain quelqu’un qui le mérite peut-être davantage ! En plus, moi, je n’ai besoin de rien : c’est toi qui dois toucher cette somme ! D’ailleurs, tu vas voir : les numéros vont apparaître sur TA peau ! Ils seront valables seulement pour toi !
Solennellement, le grand et puissant médium de l’Afrique alluma des chandelles contenant de la poudre d’or et de diamant (et donc très chères). Il enduisit le creux du bras de Sandrine d’une graisse magique (et très malodorante). Ensuite, il demanda à la future gagnante d’aller quérir un billet de 1 000 francs. Mais pas pour lui, bien sûr : pour attirer l’attention des esprits sur l’argent. D’ailleurs, preuve de son désintéressement : il fit brûler ce billet dans une cassolette magique. Puis il répandit les cendres magiques sur la graisse magique et… ô miracle… six chiffres apparurent !
Cette semaine-là, la cagnotte du Swiss Loto de la Loterie romande atteignait des records : 11 millions d’euros ! Quitte à faire de la magie, autant que ça vaille la peine, comme le souligna Son Altesse Royale, non sans humour. Il ne restait plus à Sandrine qu’à jouer et à remporter le pactole.
Le but de Sandrine n'était pas de renflouer les économies familiales vides, ni même d'offrir le destin dont elle avait rêvée à sa fille. Il était d'empocher le pactole pour elle seule et de partir en Afrique aux bras de son Marabout.
Seulement, le futur souverain eut soudain l’air bien ennuyé :
— Écoute, ma lionne chasseresse… Je ne savais pas comment t’en parler, mais… Dans mon pays, les événements se sont quelque peu précipités… Mon mauvais frère a été destitué par mes sujets fidèles. Ils lui ont repris le bâton du commandement. Le pouvoir est vacant. Mon peuple n’a plus de chef et il me réclame instamment…
— Mais attends quelques jours, mon chéri ! Nous sommes vendredi, le tirage a lieu demain… Le temps d’aller toucher le lot en début de semaine prochaine, et je pars avec toi !
— Impossible, ma panthère des savanes ! Je dois être dans mon village natal dimanche, impérativement : c’est la troisième pleine lune de l’année, et c’est la seule date à laquelle, selon notre tradition, je peux prendre possession du bâton de commandement ! Si mon deuxième frère (celui qui est entre le mauvais et moi) le récupère, il me grille au poteau ! Je vais partir tout de suite, et tu me rejoindras, dès que tu auras touché le gros lot ! À propos d’avion… J’ai réservé les billets, je dois retirer le mien à l’aéroport et je te laisserai le tien au comptoir… À la dernière minute, il ne restait plus que des premières classes, tu vois… seulement… Je suis un peu juste, en ce moment… J’ai aussi besoin d’un costume décent pour débarquer devant mes dignitaires… Et si j’arrive de Suisse sans une jolie montre en or… Les gens ne comprendraient pas ! Mon ministre des Finances n’a pas encore pu me faire virer des fonds : la succession de mon père est bloquée jusqu’à mon investiture… Donc, tu vas m’avancer les premiers frais maintenant, tu rembourseras ton mari dans trois-quatre jours, sur la loterie ! Il reste combien, sur votre compte ?
Et oui, en plein 21e siècle, Sandrine Brodard a vidé le compte en banque du ménage, juste avant l’heure de la fermeture des guichets ! Puis elle est allée au kiosque à journaux pour y jouer SES numéros gagnants. Alors qu’elle rédige son bulletin, elle entend son mari qui l'appelle depuis la terrasse du bistrot voisin. Jean-Luc, en chemise à carreaux, sirote une bière avec ses copains. Sandrine, discrètement, empoche le bulletin aux chiffres magiques, qu’elle vient de faire valider. Elle en remplit un second, sur lequel elle coche, à la hâte, n’importe quels chiffres. Puis, tout sourire, elle ondule vers la terrasse, glisse de deux doigts mutins le bulletin dans la pochette de la chemise à carreaux de son mari, ravi :
— Tiens, mon chéri… J’ai joué pour toi ! 12 millions passés, que tu vas ramasser ! Tu pourras enfin offrir une fourrure à ta petite femme qui t’aime !
Dès que Sandrine tourne les talons, les plaisanteries des copains commencent à fuser. Jean-Luc découvre avec les allusions qu'elle fréquente un sorcier depuis quelques temps avec qui elle le fait cocu, que sa femme s'est faite dépouillée comme une bonne douzaine d’autres « énervées de la fesse » selon l’élégante expression des piliers de bistrot rigolards.
Chamboulé par de telles accusations, il se fâche avec ces langues de vipère et rentre chez lui. Il vérifie les bordereaux bancaires. Force lui est de constater que les vipères ont dit vrai : l’infidèle l’a dépouillé des économies de toute une honnête carrière de conducteur de bus !
Après sa rupture rapide avec Sandrine, Jean-Luc Brodard jette quelques vêtements dans un sac et se fait héberger par un vieux copain. C’est ce copain qui, presque six mois plus tard, trouva que le sac de Jean-Luc, oublié sous le lit, puait le vieux linge. Il décida de lui laver ses chemises froissées, parmi lesquelles une certaine chemise à carreaux, où se trouve encore un vieux billet chiffonné du Swiss Loto. Renseignement pris, le numéro est bien celui qui a été tiré pour la super cagnotte des 11 millions d'euros. Et cerise sur le gateau, il reste encore un jour avant que le délai des 6 mois de validité expire!
Jean-Luc Brodard a acheté un salon de coiffure à sa fille, en plein centre-ville. Et, pas rancunier, il en a, dans la foulée, acheté un autre pour Sandrine... Mais en France, celui-là. En plein cœur de la Creuse… Avant de s’envoler pour un tour du monde, Jean-Luc s’est fait un petit cadeau personnel, qui l’a rajeuni de quinze ans : un implant capillaire de luxe, d’un superbe noir de corbeau.
Beaucoup d’argent, des voyages et un homme brun, très brun… La première voyante de Sandrine avait tout deviné, cette dernière n'a pas su apprécier son destin!
Annie Rocher découvre à 43 ans qu'elle a néoplasme (groupe de cellules cancéreuse se développant de manière anarchique). Le docteur lui propose une opération la semaine d'après, vu l'urgence. Le docteur annonce 6 mois d'esprance de vie, peut-être moins. Si elle fait l'opération, il ne peut rien promettre non plus. Annie sans va sans prendre de rendez-vous. Elle décide de sa propre mort, ce sera à l'hôtel de Caillebot-Blainville, au bord de la Manche, chambre 14, là où elle prenait ses rendez-vous 25 ans avant avec Daniel, le père de sa fille, son premier amour.
L’hôtel Neptune est juste en bordure de la promenade du Nord, près de la jetée. Une grande bâtisse blanche, aux encorbellements de fenêtres à angles vifs, dans un style parfaitement 1930.
Après un tour sur la plage glaciale, Annie revient à l’abri de la grande baie de l’hôtel et se chauffe les mains autour d’une grosse tasse de café.
— Ça fait quatre-vingt-douze ans que je viens ici !
Annie se retourne et aperçoit un vieux, Dolbois Eugène, qui lui annonce qu'il a 101 ans, mais qui est alerte et vivace pour son âge. S'ensuit une discussion qui s'étalera sur plusieurs jours. Eugène a bien deviné que quelque chose ne va pas pour Annie, qui se laisse aller à raconter les malheurs de son existence, notamment ses amours malheureuses, sa fille parti vivre en Californie après s'être fâchée avec elle, et qui ne lui a même pas annoncé la naissance de sa petite fille.
Eugène la console en lui racontant ce qui lui est arrivé, l'amour de sa vie morte rapidement qu'il n'a jamais fréquentée, les 40 ans avec sa femme où il n'a pas eu d'enfant, et montre à Annie tout ce qu'elle possède sans s'en rendre compte. Qu'il lui suffit de partir en Californie avec son sourire pour retrouver sa fille, et que les gens ne voient que ce qu'on veut bien leur montrer. Quand elle lui annonce qu'elle va mourir, il lu ifait remarquer que lui aussi, mais que ce n'est pas pour ça qu'il se morfond. Il prends le temps que dieu veut bien lui laisser.
— Une question, que j’ai envie de vous poser, Annie : si vous pouviez vivre encore, seriez-vous capable de le faire sans vous demander « combien de temps » ? Sauriez-vous remercier d’avoir pu respirer assez longtemps pour entreprendre une chose, et non pas pour l’avoir réussie ? Essayez de ne pas comprendre, pour une fois : contentez-vous de laisser les réponses vous traverser. La nuit prochaine, par exemple…
Puis Eugène la laisse là pour partir se reposer.
- Allez, Annie Rocher : à demain matin, autour d’une tartine… Si nous sommes encore de ce monde !
Annie dîne seule dans la salle vide. Les mots bizarres d'Eugène reviennent faire le manège, sans répit.
Sauriez-vous remercier d’avoir pu respirer assez longtemps pour entreprendre une chose, et non pas pour l’avoir réussie ?
Est-ce que le vieillard ne serait pas un tantinet… gâteux, malgré ses dénégations ?
La nuit, elle sera pénible. Pire que cela. Annie est dans sa chambre, puis soudain est pliée en deux, puis écartelée en arrière : un harpon lui entre par le bas-ventre, lui traverse les tripes et tente de ressortir entre ses omoplates. Intolérable déchirure de chacune de ses fibres. Le sadique qui manipule le harpon le retire, le replonge, le fait tourner… En tombant sur le plancher, Annie espère que le bruit va alerter quelqu’un. Elle est incapable d’émettre le moindre son. Annie perd connaissance avant d’avoir traversé la moitié de la descente de lit.
Elle se réveille à 8 heures 10, allongée par terre. Dans une forme olympique. Reposée. Elle n’a même pas senti le froid de l’aube. Elle saute sur ses pieds comme un jeune chat qui bondirait de sa corbeille. Elle s’étire. Elle sourit. Elle possède une réponse. Au moins une.
Après la douche piquante et glacée, elle descend et va rejoindre Eugène Dolbois. Il l’attend derrière une montagne de tartines grillées, un pot de beurre salé, un saladier de confiture de fraises et un litre de café brûlant.
— Je consens, ma chère petite, à prendre ce petit déjeuner en vis-à-vis ! Mais c’est parce qu’il sera notre premier… et notre dernier. N’est-ce pas ?
Est-ce qu’il sait déjà ? Oui, c’est certain. Comment le sait-il ? Peu importe. Tiens : voilà que, ce matin, elle ressent un vrai plaisir à ne pas comprendre. Ils dégustent leur pain-beurre-confiote en silence, sirotent leur café en se regardant par-dessus le bol.
Puis ils vont avoir une longue, une bien longue conversation. Une conversation dont Annie ne se rappellera tous les détails que bien longtemps après.
— Vous voilà rayonnante, ma chère… Je m’en réjouis. Mais nous savons, vous et moi, que cela ne durera pas autant que les contributions… Allons, ne perdons pas un temps précieux à nous cacher derrière notre petit doigt ! Je dois donc vous avouer que je me suis quelque peu… mêlé de ce qui n’est pas censé me regarder. Mais j’ai estimé que, précisément, cela me concerne.
Figurez-vous que, la nuit dernière, je n’étais pas tranquille. Je sentais qu’une de mes vieilles connaissances rôdait par ici. Une vraie saloperie, si vous me passez l’expression, mais indispensable à la marche du monde. Pour faire simple, appelons-la : la Mort, voulez-vous ?
Je parle d’une « vieille connaissance », car j’ai, avec elle, un lourd contentieux. Vous avez entendu parler des ravages de la grippe espagnole, en 1918 ? Je l’ai attrapée, j’étais un mouflet chétif, j’aurais dû y rester. J’ai vu passer la Mort. Pour de bon. Avec l’innocence d’un enfant. Je croyais que c’était une infirmière de l’hôpital, un peu plus grande et un peu plus laide que la moyenne… Elle a emporté nombre de mes petits contemporains, bien plus costauds. Elle est passée près de moi sans même s’arrêter à mon chevet. Je lui en ai voulu, de ne pas s’occuper de moi.
Eugène semble se délecter de l’ébahissement de son interlocutrice. Il continue, légèrement cabotin :
— Connaissez-vous une bourgade du nom charmant de Pomponne, non loin de Paris ? Le 23 décembre 1933, je me trouvais à bord d’un train composé essentiellement de vieux wagons de bois. Je me souviens qu’il était bondé d’ouvriers qui rentraient chez eux pour Noël. L’express qui nous a percutés roulait à 120… Quand je me suis relevé, j’avais la cuisse traversée par une longue écharde. Ça ne saignait presque pas. Mais sur la voie, au-delà des wagons émiettés, j’ai vu la Mort s’éloigner en traînant derrière elle les âmes de deux cent trente pauvres bougres. Je n’en jurerais pas, mais je crois bien qu’elle m’a adressé un signe de main amusé…
Maintenant, ça devient carrément surréaliste. Aussi Annie choisit-elle de se laisser porter par cette sorte de délire verbal.
— Le 17 juillet 1942, je me trouvais chez les parents de Sarah, ma fiancée. J’effectuais, selon le protocole, ma demande en mariage. La police parisienne est entrée et, avec discipline et efficacité, elle a procédé à l’interpellation de tous les habitants du lieu, ainsi que l’avaient ordonné ces messieurs du Reich… Moi, j’ai bénéficié de la clémence de nos gardiens de l’ordre : ils m’ont laissé en tas sur le trottoir de la rue des Rosiers, gratifié d’une salutaire dégelée de godillots à clous dans les côtes. Pour m’apprendre à « fricoter avec des youpins ». Sarah et toute sa famille ont été emmenés au Vel’ d’hiv’, puis déportés. En 1943, j’étais toujours sans nouvelles des Goldberg. Ils étaient « partis vers l’Est », disait-on hypocritement, pour ne pas savoir ce que l’on commençait à savoir.
Un soir, je me suis accoudé au balcon. Six étages plus bas, j’avise une silhouette en manteau qui traîne bien au-delà de l’heure du couvre-feu. En passant, elle lève sa face vers moi. Vous devinez qui elle était ?
Ce n’est qu’à la Libération que les troupes américaines ont révélé officiellement l’existence d’endroits dénommés « camps de la mort ». Quand les premières comptabilités de cette abomination ont été publiées, j’ai pu calculer que les Goldberg avaient dû être gazés à Buchenwald dans la période où la silhouette en manteau était passée sous mon balcon. Ce même soir, allez savoir ?
Un naufrage en baie de Somme, en juillet 1950. Deux navigateurs expérimentés coincés sous la coque. Noyés. Un novice repêché par des estivants, ranimé au bouche à bouche. Cette fois-là, Eugène l’affirme, il a flotté entre deux eaux et, lorsqu’il s’est senti attiré vers le fond vaseux par un tourbillon, c’est une forme ondulante comme une draperie qui l’a enveloppé et remonté vers la surface.
La voix fêlée d’Eugène se casse à l’évocation de l’accident qui a coûté la vie à sa femme, Lise.
— Quarante ans de mariage, noces d’émeraude. Nous partions vers le pays des émeraudes, la Birmanie. Sur la route de l’aéroport, un routier ivre a trouvé que notre taxi roulait trop lentement. Il voulu à tout prix doubler. Il a fauché six voitures, en plus de la nôtre. Notre chauffeur a été tué sur le coup. J’ai été éjecté. Mais je suis resté conscient. J’ai eu le temps de sortir Lise de la carcasse. Elle est morte dans mes bras. Mais son dernier regard n’a pas été pour moi : elle regardait quelque chose, ou quelqu’un, par-dessus mon épaule. Il n’y avait personne, derrière moi.
Eugène Dolbois, maintenant, ne se soucie même plus des éventuelles réactions de la jeune femme. Pour lui, tout ce qu’il vient de raconter, à la table du petit déjeuner, est une réalité absolue. Avec le naturel du quotidien, il revient à la nuit précédente.
— Vous ne m’aviez pas menti. « Elle » vous cherchait bel et bien, Annie Rocher. J’ai trouvé cela parfaitement injuste et révoltant : elle allait à nouveau s’en prendre à quelqu’un qui n’avait pas les moyens de lui tenir la dragée haute ! Alors, cette fois, j’ai décidé de ne pas lui laisser l’initiative. J’ai passé ma robe de chambre et, quand « Elle » a pointé son vilain museau, je me suis campé au milieu du couloir. J’ai mis ma canne en travers j’ai indiqué la porte de ma chambre. Cette fois, j’avais des arguments.
Depuis ces rencontres manquées, il avait lu bien des ouvrages, à propos de sa vieille connaissance. Des philosophes, des farfelus, des religieux, des scientifiques, des poétiques, même. C’est l’un de ces auteurs, un poète, qui a développé une théorie intéressante :
— Face à la mort, écrivait-il, une vie est une vie, une âme en vaut une autre, à condition qu’elles soient « de la même couleur ». Je n’avais jamais bien saisi ce que cela pouvait signifier. Jusqu’à hier. Lorsque vous m’avez raconté vos peines, vos échecs, et aussi ce qui vous faisait aimer les gens. Je n’ai jamais fait exprès le mal, vous non plus. J’aime les gens comme vous les aimez. J’ai vu la couleur de nos âmes.
Le centenaire prétend avoir « négocié » un échange.
— J’ai assez vécu. Bien trop, même. J’estime que ma vie est un cadeau. Je peux, à mon tour, l’offrir à quelqu’un. À une âme de la même couleur que la mienne.
Annie quitte en vitesse l'hôtel et se fait opérer aussi tôt qu'il est possible. Annie n’a pas subi son opération, elle l’a demandée. De toute sa volonté. Elle se déroule le 14 février.
La rééducation fut aussi un parcours du combattant : pendant toutes ces épreuves, elle avait perdu sa voix. Et cette voix, elle tenait à la retrouver, parce qu’elle voulait que sa fille et sa petite-fille l’entendent telle qu’elle se sentait vraiment du fond de son cœur… lorsqu’elle arriverait en Californie.
C’est après avoir eu un premier diagnostic optimiste sur ses chances de survie, après la rééducation de ses cordes vocales meurtries, que la jeune femme eut envie de recontacter le centenaire. Elle parvient par l'hôtel à avoir le nom de sa commune, puis téléphone au maire après plusieurs jours où le téléphone sonnait dans le vide. Le maire lui apprends alors que Eugène est décédé en pleine forme, à la surprise générale, le 14 février. Ce dernier avait pris ses dispositions, dès le retour de ses vacances de Noël à l'hôtel
Le 14 février, Annie était en salle d’opération. Cinq heures sur la table. Elle se rappelle les paroles du chirurgien :
— Si vous voulez l’entière vérité, maintenant que c’est passé… À un moment, vous nous avez causé une belle frayeur : on vous a « perdue » pendant de longues minutes. Vous ne réagissiez pas aux manœuvres du réanimateur. Et puis vous êtes revenue. Revenue de très loin !
Le chirurgien compétent, en essuyant ses lunettes, a conclu par une plaisanterie. Un brin classique, mais qui produit toujours son petit effet :
— On jurerait, madame Rocher, que la Mort n’a pas voulu de vous !
Le signor Ingegnere Ercole Cortazzi adorait sa femme Emilia. Elle mourut du fait de la canicule. L’administration n’arrivait plus à faire face à toutes les demandes d’inhumation engendrées par la canicule (malade et personnes âgées). Capitaine d’industrie de cette région, il lui offrit un enterrement digne de son rang, bien qu'elle lui ai demandé avant de mourir de faire un enterrement humble et de donner la différence aux oeuvres de charité.
Il eu tellement de chagrin qu'il paya des pleureuses pour un an, qui se rendaient tous les jours sur sa tombe. Les pleureuses sont une spécialité sicilienne. Ce sont des groupes de femmes qui ont pour métier de pousser des cris, de se lamenter en se balançant d’avant en arrière, se cachant le visage dans les mains. Pour certains notables, elles s’arrachent les cheveux, du moins en font le geste. Pour les dignitaires, elles lacèrent leurs vêtements. Ces pleureuses se succèdent de mère en fille. On se transmet le savoir-faire (le secret, quasiment) du cri et des vraies larmes. Les pleureuses pleurent donc la mémoire d’Emilia Cortazzi, chaque jour que Dieu fait, de 17 à 18 heures précises à la saison chaude, de 14 heures à 15 heures en hiver, tant que le soleil est encore assez haut.
Par contre, Ercole ne se rendait jamais sur la tombe d'Emilia. Il avait essayé au début. Combien de fois, après s’être éloigné de quelques pas, n’est-il pas revenu ? À chaque nouvelle tentative, il se sentait encore plus mal. Les pieds lui brûlaient. Le jour où il a essayé de braver cette sensation, il a été pris de nausée et il a dû courir hoqueter, plié en deux derrière un muret.
En bon ingénieur, rationnel, il a pleine conscience de cette stupidité ! Comment Emilia, sa chère Emilia, pourrait-elle… ? Il se remet courageusement en cause : ces malaises n’ont aucune origine matérielle détectable, ils n’existent que dans son imagination. Sont-ils la traduction d’un refus qu’il se masque à lui-même ? Pour ne pas regarder en face une désaffection qui lui ferait honte ? Non, décidément non : il est certain de désirer sincèrement entretenir le lien avec sa disparue ! Se sentir repoussé, malvenu, rejeté comme un intrus ? Il en souffre.
Autre hypothèse, que la simple logique lui impose d’envisager : et si ce n’était pas une invention de son esprit ? Si un peu de l’âme d’Emilia, subsistait réellement ici ? Si cette « présence » (appelons cela ainsi ?) lui reprochait quelque chose ? Qu’aurait-il bien pu commettre qui la fâche à ce point ? Emilia et lui avaient choisi avec soin l’emplacement de cette tombe. Est-ce que, expérience faite, Emilia ne s’y sentirait pas bien ?
Ercole Cortazzi commande aux meilleurs artisans des alentours un monument. Pas un tombeau grandiose, quelque chose d’adorable, d’élancé, de bien proportionné, dans le style Renaissance qu’affectionnait Emilia. Une composition aérienne de huit sortes de marbre, qui ne donne pas l’impression de peser. Une tombe de femme…
Et ça n’arrange pas l’ambiance ! Au contraire : dès qu’il s’en approche, il est pris de crampes dans les jambes. Et s’il tente de s’asseoir sur le bord… c’est comme s’il posait les fesses sur un paquet d’orties !
Désarçonné, et ne voulant toujours pas envisager qu’il est réellement repoussé de ce lieu, il opte pour l’explication la plus plausible : son inconscient brasse des limons qu’il n’assume pas et lui provoque, par autosuggestion, des réactions psychosomatiques désastreuses. Lutter ne ferait probablement que les aggraver. Elles finiront bien par disparaître, ou par s’estomper. En attendant, et pour bien signaler à Emilia qu’il ne s’éloigne pas d’elle en pensée, il confie le relais quotidien aux fameuses pleureuses : une manière pour lui de compenser sa « défaillance »…
Le devoir de mémoire va ainsi se perpétuer par professionnelles des lamentations interposées. Pendant 11 ans. Aux bout desquels Ercole finit par tomber amoureux de nouveau. Barbara veuve Bolton, douée de médiumnité depuis son plus jeune âge, qui discute avec les défunts avec lesquels elle a une affinité. Elle a discuté avec son ancien mari décédé, il est d'accord pour qu'elle se remarie avec Ercole. Mais elle veut en discuter avec Emilia. Elle se rends donc sur la tombe de cette dernière, et doit fuir en vitesse un défunt, homme colérique et très hostile à Ercole. Cette présence masculine pleine de colère lui a interdit tout contact avec Emilia. Et lorsque Barbara à appelé l'image d'Ercole à son secours, cette colère de l'homme inconnu s’est transformée en un maelström de fureur ! Si violente qu'elle n'a pu en déchiffrer le contenu… Une seule certitude : cet homme en veut à Ercole !
Ercole est abasourdi, bien que son amie ai confirmé toutes ces sensations désagréables ressenties depuis une décennie. Il décide de geler les relations avec Barbara, mais les événements qui vont se bousculer ne lui en laisseront pas le loisir. 48 heures plus tard, des cataractes s’abattent sur la région : les plus violentes précipitations que la moitié sud de la péninsule ait connues depuis un demi-siècle. De nombreuses habitations sont détruites par des fleuves de boue et des milliers de personnes sont sinistrées…
Ercole Cortazzi est avisé en urgence par l’administration communale que la falaise du cimetière et le monument d’Emilia ont été emportés par un glissement de terrain. Entraîné par le sol argileux, le tombeau aux huit marbres a dérivé comme un bateau de papier dans un ruisseau. Les débris sont éparpillés sur une quinzaine de mètres. Le caveau s’est ouvert sur le flanc de la pente, et le cercueil s’en est échappé. Il s’est fendu et ouvert. Et le corps qu’il contient s’avère être… celui d’un homme ! Il porte le costume noir et le chapeau avec lequel on enterre encore beaucoup d’hommes en Italie… En fait, onze ans auparavant, le fameux été de canicule où Emilia est décédée, l’affluence a été telle à la morgue de l’hôpital que deux dépouilles ont été interverties.
Après enquête, il s’avère que le « squatter » qui occupe la tombe d’Emilia est un certain EMILIO CORTARI… Un homme, mais presque homonyme. Les étiquettes manuscrites, sur les tiroirs de la morgue, avaient trompé les employés débordés. Emilia, elle, reposait depuis onze ans à 130 kilomètres. Dans un cercueil de sapin sans aucun ornement, à même la glaise, dans une tombe presque invisible sous les herbes, isolée dans un recoin de cimetière campagnard. Celui d’un village avec lequel aucun des protagonistes de cette histoire n’a le moindre lien.
C’est pourtant ce carré de terre que monsieur Emilio Cortari, le mort au chapeau noir, avait acquis, en concession perpétuelle, des années avant son décès. C’est bien là qu’il avait expressément demandé à être inhumé. C’était même son unique dernière volonté, recopiée dans deux testaments identiques, déposés chez deux notaires différents.
De telles mesures de précaution indiquent toute l’importance, pour lui, de l’emplacement de cette dernière demeure, qu’Emilia Cortazzi occupait indûment. Pour avoir ainsi agi, monsieur Cortari avait des puissantes raisons, très personnelles. Les neveux, exécuteurs testamentaires d’Emilio Cortari et dépositaires de sa confiance, affirment strictement la même chose que Barbara Bolton, qui, pourtant, ne connaissait ni les uns ni les autres : dans l’au-delà, le tonton doit bouillir de colère. Selon le témoignage des neveux, si Cortari avait voulu être enterré au loin du bourg, de tous ses amis et surtout de la résidence de sa femme et de ses quatre filles, c’est qu’il avait toute sa vie été persécuté par les cris de ces créatures particulièrement geignardes. Ces jérémiades perpétuelles, sur le mode suraigu, lui avaient tellement pourri chaque heure sur terre, que son ultime vœu, depuis des années avant son trépas, avait été d’y échapper. Il avait donc acquis en secret cette tombe à une seule place, où il espérait, enfin, reposer DANS LE SILENCE ! Et malgré ça, pendant 11 ans, il avait dû subir quotidiennement les hurlements suraigûs des pleureuses...
Toujours dans le canton suisse de Fribourg, très catholique au mileu des autres cantons protestants, celui où on fait le plus recours aux guérisseurs, qui détiennent le fameux « secret ».
Madeleine BAERISWYL-MACHEREL, veuve de Fernand Macherel, vient de mourir à 94 ans (vers 2014?), après une courte maladie (quelque chose qui ressemblait à une pneumonie).
Un premier fait inhabituel : peu avant sa mort qu'elle avait annoncée malgré une constitution robuste, on avait vu arriver chez elle Étienne Gougler. Oui : LE guérisseur, celui que vous avez probablement suivi dans des reportages et des émissions sur le paranormal, diffusés dans tous les pays francophones et même, paraît-il, sur des chaînes américaines et japonaises. On le reconnaît facilement, dans ces programmes : il ne ressemble en rien à ces gourous ascétiques et blanchâtres en col roulé noir, qui se donnent des faux-airs d’alchimiste dans Notre-Dame de Paris. Etienne, c’est un gars jovial, avec un chic sportif de gentleman farmer, tweed et velours côtelé. Son double menton et son teint fleuri témoignent de son attrait pour les bonnes choses. Il fait honneur aux jolies filles du pays, ainsi qu’au vin blanc du Vully voisin, qu’il élève en connaisseur sur ses terres.
On le dit détenteur à la fois d’un don et de secrets, qui tiennent en des paroles, prononcées sur une certaine mélopée, venue de très loin dans le temps. Une seule personne peut les connaître dans chaque génération, et ce « capital » ésotérique doit lui avoir été transmis directement. Celui qui les transmet en perd l’usage. On dit aussi qu’il ne tarde pas à perdre ses forces et à quitter cette terre. Étienne confie volontiers qu’il a reçu cela de sa propre mère et que, dès l’instant où il l’a accepté, il a été forcé de mettre ce don au service de ses semblables.
Une vedette du bizarre… Il adore passer à la télé. Non pas parce que cette mise en lumière lui rapporte des clients : il en a déjà trop, et, de toute façon, ses services sont gratuits. Les centaines d’hectares de sa ferme lui rapportent amplement de quoi très bien vivre. S’il aime les caméras, c’est parce qu’il a un fond de vieux cabot, et qu’il jubile de se voir à l’écran…
Étienne Gougler n’est pas du genre à jouer la facilité, à influencer les esprits faibles avec un peu de talent et beaucoup de mise en scène. Il travaille dans la simplicité, l’efficacité et il subjugue nombre de médecins. Il est admis comme une sorte d’institution.
À l’hôpital Cantonal, tout comme dans les cliniques privées, il arrive qu’un patient se présente avec de graves brûlures, ou encore avec des symptômes salement douloureux et techniquement insoignables comme ceux d’un zona, par exemple. Les urgentistes agissent comme ils le peuvent, avec les moyens de leur science. Puis l’infirmière-chef sort de sous le pupitre un cahier un peu torchonné, sur les pages duquel on a noté des numéros de téléphone ou agrafé des cartes de visite.
Ce sont les coordonnées de « soignants » qui ne sont reconnus par aucune assurance maladie, qui n’ont aucun diplôme, mais dont la qualité est attestée par des milliers d’expériences. Et relayée par les médecins officiels… officieusement. Par les praticiens intelligents, du moins : ceux qui pensent plus à soulager la chair en détresse qu’à protéger leur territoire réservé.
— Vous voulez l’adresse de quelqu’un ? demande l’infirmière.
La personne en souffrance sait ce que recouvre la question. En général, elle répond oui. Et, six fois sur dix, l’adresse qui est proposée en premier est celle de Gougler, Étienne, cultivateur, éleveur et vigneron. Dans le chemin qui mène à sa ferme, les jours où il reçoit, une file de voitures stationne sur le bas-côté depuis 4 à 5 heures du matin. Pas de rendez-vous : on passe dans l’ordre d’arrivée, parfois à une dizaine en même temps.
On prend place sur les chaises disparates, le long des murs et autour de la longue table. Étienne rôde dans la pièce, renifle, parle énormément, de sujets sans rapport avec le but de la séance : de l’ouverture de la chasse ou de ce qui est à décider aux prochaines votations.
Il possède le secret pour « lever le feu » ou « barrer un zona », à condition qu’on le traite moins de quatre jours après les premières alertes. Mais les médecins lui adressent aussi des cas épineux : il a le don pour identifier les maladies présentes ou qui vont se déclarer dans les deux ans, plus sûrement qu’une radiographie, un doppler, un scanner et une IRM réunis. Il voit au-dedans de vous, et, sans poser de questions, il sait. Parfois, il vous touche, brièvement, en passant. Parfois il arrête ses petits pas de souris et il reste seulement un moment près de vous, sans contact. Dans tous les cas, vous ressentez une chaleur intense, celle de la flamme ou celle de la glace. Ensuite, il vous dit s’il a besoin de vous revoir, et quand. Ou il annonce :
— Tu peux t’en aller, c’est fini.
Et, dans ce cas, c’est fini, soyez-en certain. Les médecins qui ont constaté le mal avant le passage chez lui et qui contrôlent après, n’en reviennent pas, quelquefois. Il leur arrive d’avouer :
— J’y croyais, bien sûr. Sans quoi je ne vous aurais pas envoyé vers lui… J’y croyais, mais pas à ce point-là !
En sortant, ne cherchez à lui glisser ni argent ni cadeau. Étienne ne les toucherait même pas. Avec un air agacé, il vous grognerait :
— Refile-donc ça à la frangine !
Dans le corridor clair obscur, modestement assise sur un tabouret près d’une desserte, une bonne sœur égrène un chapelet. Ce n’est pas la même à chaque fois : elles viennent d’ordres et de congrégations différents, occupant tour à tour ce poste de « prieure » tout à fait en dehors de quelque règle que ce soit. Vous déposez votre obole sur la desserte, dans la corbeille de paille tapissée d’un napperon (celle qui avait été confectionnée à cet usage par la maman d’Étienne, quand elle avait passé ses secrets à son fils). Et comme les gens pensent qu’avec des sous, ils vont consolider les bienfaits reçus, ou s’assurer qu’ils ne les perdront pas, ils sont plutôt dans de généreuses dispositions. Les « frangines » se répartissent ainsi, pour leurs communautés, les recettes non négligeables de cette affluence.
Voilà, pour vous fixer les idées, le genre du personnage.
D’ordinaire, Étienne Gougler ne se déplace pas. Surtout pas pour les mourants : lui, il vient au secours de la vie. Il s’est dirigé droit vers la chambre à coucher, et s’est installé sans façon, une fesse au bord du lit, au plus près possible de la vieille dame, pour distinguer les mots, dans le sifflement pénible des poumons mités.
Il a incliné la tête vers la porte, avec un gentil sourire. La gamine s’est éclipsée. Elle n’a pas entendu la conversation qu’ils ont menée, sur le ton confidentiel. Sauf le dernier échange : alors que le guérisseur sortait, l’agonisante, du fond de ses oreillers, a dit d’une voix redevenue haute et claire, en senslerdeutsch, le dialecte de la Singine (le district alentour) :
— Alors c’est promis, Guggi ? Tu le convoqueras ?
— Promis, Mady. Sur la mémoire de Maman.
— Je n’aimerais pas m’en aller en ayant ça sur le cœur ! Tu oseras le convoquer, même si je suis plus là ?
— Je le convoquerai.
— Tu lui diras bien de faire son travail, Étienne ? TOUT son travail ? Je compte sur toi !
Gougler avait répondu :
— Je ferai ce que je peux, ma vieille ! Ce n’est pas un ami, tu sais… Vraiment pas un ami…
Et il ne s’est plus retourné en lançant :
— Adieu, donc.
Ce fut tout. Du moins, jusqu’à ce jeudi soir, celui de la veillée.
À la chapelle de la Miséricorde, la famille est présente, dès 19 heures 15. La famille « des deux côtés », comme l’on dit : celui de Madeleine, les Singinois, et celui de son défunt mari, les Macherel, des Vaudois. Quatre générations… Cinq, si l’on compte le tout nouveau-né, arrière-arrière-petit-fils de la défunte.
Les amis, les voisins défilent. Les obligés de la défunte aussi, car elle donnait beaucoup de son temps et de ses rentes à des institutions…
Madeleine n’a voulu ni fleurs ni couronnes : « Adressez plutôt un don à l’organisation de votre choix, chrétienne ou non, avait-elle demandé. De toute façon, Jésus vous en remerciera. »
Les parents les plus proches, eux, se relaient dans la crypte. Il en sera ainsi jusqu’au matin. Même les sœurs de Mady, presque aussi âgées qu’elles, prendront leur tour de veille…
La tradition, en somme. Sauf que… Tous les gens qui passent auprès du cercueil, le temps d’un salut et d’une aspersion d’eau bénite, ceux aussi qui viennent méditer un peu plus longtemps auprès du corps… Tous se posent une question. Dans leur tête, tout du moins…
L’interrogation leur vient – on le saura plus tard – parce qu’ils aperçoivent une silhouette, dans la pénombre.
Aucun des témoins ne dira l’avoir vue vraiment près du catafalque. Ceux qui font l’accueil, sur le parvis, affirmeront que cette… « personne » n’a salué ni parents ni amis, en entrant. Pour la bonne raison qu’on ne l’a pas vraiment vue entrer. Elle a été là.
— Oh… C’est qu’on n’a pas dû faire attention, voilà tout !
Bien sûr, c’est logique…
Tout ce que l’on sait, avec – à peu près – un semblant de certitude, c’est que ce… cette « personne » a attendu dans la pénombre jusqu’à l’arrivée de Fabian Keller.
Fabian Keller… Tiens donc… On ne l’avait pas vu depuis un bon demi-siècle, celui-là…
Il avait été le copain d’enfance de Madeleine Baeriswyl, puis il était devenu le meilleur ami de son fiancé, Fernand Macherel, témoin à son mariage et aussi plus ou moins son associé. Par la suite, ça s’est gâté. Keller était reparti en Suisse alémanique, sa région d’origine.
On n’a jamais su ce qui s’était passé entre ces deux-là. Ou ces trois-là. Dans les années cinquante, semble-t-il…
Mais ce jeudi soir, Fabian était revenu dans les mémoires. Il avait fait le trajet, depuis Zürich, pour l’adieu à Madeleine. Il aurait pu se contenter d’assister à l’inhumation, le lendemain. Mais il était venu pour la veillée, en présence de la famille… Et par ici, ça marque quelque chose d’important.
Alors, quels sont les faits, exactement ? Exactement, on ne sait pas. Il semblerait que ce… cette « personne en noir » ait été dans la crypte depuis un moment, à l’insu de tous. Dans un coin d’ombre, derrière un pilier. Elle en serait sortie juste au moment où Fabian atteignait le bas de l’escalier. Elle se serait dirigée droit vers lui.
Keller n’a pas marqué de réaction particulière, comme s’il voyait approcher une connaissance. Il n’a pas eu non plus de mouvement de recul. Il a laissé la silhouette s’approcher…
Il semblerait que cette personne lui ait parlé à l’oreille… Combien de temps ? Pas très longtemps, à ce qu’il semble…
Et puis, un moment après, on a entendu comme un… oui : comme des pleurs. Fabian Keller est ressorti de la chapelle, sans même s’être approché du cercueil pour le bénir.
Il faisait déjà nuit. Mais tous ceux qui conversaient encore sur le parvis ont la même opinion : Keller sanglotait. De gros sanglots rauques.
Keller arejoint sa Mercedes avec chauffeur. Keller s’y est introduit péniblement, cassé en deux comme un petit vieux qu’il était. Un petit vieux brisé.
— Et pourtant, dira un petit-neveu de la défunte, pourtant, quand il est arrivé, on s’était fait la remarque : on lui aurait donné vingt ans de moins !
Sur un autre point, les témoins de l’extérieur sont formels :
— Quand il est remonté de la crypte, Keller était seul !
Mais ceux qui méditaient près du cercueil affirment aussi que, lorsque Keller est reparti, le… enfin : « la personne qui lui avait parlé à l’oreille » n’était plus dans la chapelle…
Allez savoir. Elle n’est pas remontée avec lui, elle n’est pas restée non plus ?
La mort de Fabian Keller, deux jours plus tard, parait dans la rubrique des faits divers :
« L’industriel nonagénaire, encore actif à la tête de plusieurs entreprises de Zürich, s’est donné la mort par pendaison. »
Il n’a pas laissé de lettre d’explication. Juste un billet manuscrit (en français, ce qui est curieux pour un Suisse alémanique de pure souche). Il y avait inscrit :
« M.B. et F.M. pardonnez-moi, je vous en supplie. »
M.B. les initiales du nom de jeune fille de Madeleine Baeriswyl. RM. pour Fernand Macherel.
En menant cette enquête, nous avons tenté de savoir à quoi ressemblait cette fameuse « personne dans la pénombre » qui a chuchoté à l’oreille de Keller. Aucun témoin n’a pu décrire ses traits avec précision. Et lorsque nous mettons Étienne Gougler face à notre caméra, pour tenter un léger éclaircissement, notre conversation vaut son pesant d’étrangeté.
D’emblée, nous lui demandons de confirmer ce qu’avait cru comprendre la jeune auxiliaire de santé, près du lit de mort de Madeleine. Il assume.
— Oui, c’est le mot qu’elle a entendu, et correctement traduit depuis le dialecte singinois : convoqué. J’ai effectivement « convoqué » quelqu’un…
Il se reprend :
— … Ou quelque chose.
Il enchaîne très vite :
— Mais c’était à la demande de Madeleine… Je lui devais beaucoup : elle avait été précieuse pour ma mère, du temps de leur jeunesse. J’avais promis à Maman de rendre à Mady ses bontés. Accomplir sa dernière volonté, c’était un devoir.
— Quelle était sa dernière volonté ?
— Je ne peux pas vous donner trop de détails : cette histoire ne m’appartient pas. Mais je ne veux pas non plus vous laisser l’impression que je vous mène en bateau ! Aussi, je dirai simplement qu’elle voulait rétablir un équilibre. Abattre une injustice.
— Elle voulait se venger ?
— Oh, vous n’y êtes pas du tout ! On voit que vous n’avez pas connu Mady : la vengeance ne faisait pas partie de son univers. Elle était la bonté même. Comme son époux, Fernand : ils s’étaient bien trouvés. Deux grands cœurs sur pattes.
— Alors, que souhaitait-elle ?
— Le juste équilibre, je vous l’ai dit. Après ce que Fabian Keller leur avait fait, à elle et à Fernand, elle a attendu aussi longtemps qu’elle a pu. Elle espérait qu’il en viendrait à regretter, par lui-même. Mais rien n’atteignait Keller : il vivait dans le bonheur, la santé, l’insouciance. Mady ne lui en tenait pas rancune, mais elle estimait que, pour le salut de son âme, il devait faire cette rencontre, avant de quitter ce monde. Et donc j’ai…
— Vous avez « opéré cette convocation ».
— Voilà. On va dire comme ça. Je ne l’ai fait que par reconnaissance envers Mady. Maman m’avait indiqué la manière, le processus… Mais jamais je n’en avais eu l’usage, auparavant. Et je ne recommencerai jamais.
Il parvient à stabiliser sa voix, à endiguer un frisson. Mais il ne peut rien contre la pâleur qui décolore ses pommettes de vigneron.
— Comment était-ce ?
— Effrayant. D’une effarante tranquillité.
— Vous avez dit avoir convoqué « quelqu’un ou quelque chose » ?
Il commence à se troubler visiblement. Lui, Étienne Gougler, tellement ravi, en principe, d’être interviewé, tellement habitué à observer les humains, tellement rodé à faire son numéro et aussi à côtoyer l’impossible : son regard se dérobe un instant.
— C’est que… Il m’est difficile de parler de… « ça » comme d’une personne. Et pourtant, c’est venu, c’était là. Et Fabian Keller lui a parlé…
— Enfin, Étienne… C’était un homme ? Une femme ? Ça ressemblait à quoi ?
Silence, les yeux droit dans l’objectif, le visage fermé. Il veut nous dissuader de poser la question une seconde fois. Manqué !
— Dites-nous au moins à quoi ça ressemble ?
— C’est comme si c’était flou…
— Oui, mais enfin… Homme, ou femme ?
— FLOU, je vous dis !
Il a monté les tours, pendant dix secondes. Puis, ne voulant pas se montrer pris en défaut, il regarde la caméra, comme un vieux cabotin qu’il est. Et, avec un sourire de Joconde, il énonce :
— N’allez pas me dire que c’était impossible. Au contraire : c’est normal qu’on ne puisse pas dire à quoi ça ressemblait.
— Normal ? Pourquoi ?
— Parce que le Désespoir, messieurs… Le Désespoir n’a pas de visage.
Le Saint Pauls Hospital dans la ville de Détroit, le service des urgences.
La plupart des demandeurs de soins n’ont droit qu’à une chaise métallique dans la grande salle. Lorsque les ambulanciers ou les policiers amènent quelqu’un en trop mauvais état, on glisse un brancard de plus, le long d’un couloir… Les cabinets de consultation sont transformés depuis belle lurette en mini salles d’intervention.
Les consultants les plus chanceux ont droit à l’une des niches alignées contre les murs, délimitées symboliquement par des rideaux de plastique, sur lesquels, pendant les changements d’occupants, des nettoyeuses tentent d’effacer le plus gros des éclaboussures. Il y a juste la place pour un fauteuil inclinable, destiné au patient, et, dans certaines, un tabouret pour le praticien.
Si vous parvenez à supporter la vue d’un tel endroit… Bouchez-vous au moins les oreilles et le nez ! Ça hurle de douleur ou d’énervement, de peur de la mort, ou d’effroi devant les hallucinations de la drogue.
Trois vigiles se relaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre aux côtés du personnel soignant, pour calmer, pour faire patienter, pour maîtriser les énergumènes les plus dangereux.
L’affluence et le manque chronique de moyens n’ont fait que s’accroître depuis que la crise a provoqué la récession de l’industrie automobile, principal support économique de Détroit. La faillite de centaines de petites entreprises de sous-traitance a propulsé dans la précarité des dizaines de milliers de familles.
La plupart de ceux qui y travaillent finissent, à plus ou moins brève échéance, par y laisser leur propre santé, si ce n’est leur peau. Un burn out avec arrêt maladie obligatoire ? Pour ces forçats du sacrifice personnel, c’est encore le moindre mal. Certains, pour masquer leur épuisement moral et physique, sombrent dans l’alcool ou les drogues dures, d’autres refusent ce recours, mais pètent un plomb et passent de l’autre côté de la barrière, à la section psychiatrique…
René Delignac, un chirurgien français, fait figure d'exception et est vraiment à sa place dans ce lieu. La cinquantaine, grand échalas au visage fin, le poil si noir que sa barbe semble dessinée au charbon, les sourcils en bataille pourraient lui donner un air un peu terrifiant si l’intensité du regard ne venait vous rassurer, d’emblée, sur l’amour que cet homme-là porte à ses semblables, qu’ils soient pauvres, menaçants, désespérés, noirs, blancs, jaunes… Oui, dès que les yeux du docteur Delignac se fixent dans les vôtres, vous savez que toute son attention vous est acquise, même si, avec ce rythme inhumain des urgences, il n’a que quelques minutes à vous consacrer… Les enfants le sentent immédiatement : ils miaulaient depuis des heures, de frayeur, de fatigue ou de douleur, voici que cet interminable escogriffe se penche sur eux, avec sa tête de Barbe-Bleue et ses avant-bras poilus qui dépassent de sa blouse… et c’est magique ! Du poupon jusqu’au petit traîne-ruisseau de 7 ans, capable de vous trancher la gorge avec un tesson de bouteille, les voilà calmés… Prêts à se laisser examiner, alors que, la seconde d’avant, ils ressemblaient à des chats enragés !
Ne demandez pas comment fait le docteur Delignac : personne n’en sait rien. D’ailleurs, il semble bien qu’il ne fasse rien de particulier, à part ouvrir sincèrement son cœur.
Il est entré au St Pauls Hospital il y a quatre ans et, à l’origine, il devait intégrer le service d’oncologie, mais après avoir vu l'enfer des urgences, il a demandé à y prolonger son séjour. À l’étonnement de tous, parce que c’est justement l’endroit où personne n’aurait envie de s’attarder sans y être obligé, surtout quand un beau bureau vous attend à un autre étage, avec votre nom sur la porte et un bon fauteuil de cuir. René Delignac, lui, s’est senti à sa place dans cette marmite bouillante de souffrance, et il s’est arrangé pour y rester.
Son inépuisable énergie, qui laisse pantois les plus robustes brancardiers.
— Ce type-là ? Il est épais comme une asperge montée en graine ! Vous avez l’impression qu’il suffirait de lui souffler dessus pour qu’il bascule ? Eh ben, regardez-moi ça : il est capable de bosser sur trois vacations d’affilée, comme si de rien n’était, alors que nous, à la deuxième, on est sur les rotules ! Vous pourriez nous dire à quoi il carbure ?
À quoi il carbure « Supertoubib », comme on le surnomme ? Il fonctionne à l’optimisme. Selon lui : « Quand on a touché le fond, on ne peut que remonter ! »
Voilà ce qu’il dit quand il entend un collègue ou une infirmière se lamenter sur les conditions de travail à St Paul. Et, les rares jours où il est en veine de confidences, à la cafétéria, il ajoute avec un clin d’œil :
— Et St Paul, ce n’est pas le fond du trou, malgré tout ce que vous pensez ! J’ai vu pire, bien pire, croyez-moi sur parole ! Mais vous voyez : je n’en suis pas mort !
D'après les dossiers de l'hôpital, le type est une pointure. Il a fait ses études et son internat en cancérologie à Paris, mais il a bourlingué aux quatre coins de la planète ! Il a été l’un des premiers à partir en volontaire pratiquer la médecine de terrain en zone de guerre, et il en a rapporté une telle expérience qu’il a participé à la création d’une des premières ONG médicales ! Ensuite, il a vécu en Chine, pour apprendre l’acupuncture à l’Académie de Pékin. Il a poursuivi sur la médecine chinoise traditionnelle par les plantes. Au retour, il a mixé ses nouveaux acquis avec ses connaissances en médecine allopathique occidentale et il a fait une spécialité sur le traitement des grandes douleurs. Il a dirigé un hôpital mobile au Kossovo…
Vérification faite par des infirmières en mal d'amour, il occupait seul un appartement au centre de Détroit, non loin de l’hôpital. On ne lui connaissait aucune liaison, ni masculine ni féminine. Il fallut bien admettre que ce bonhomme-là ne vivait que pour sa passion : la médecine et le soulagement des grandes douleurs.
Quand il rentrait dormir chez lui, plutôt que dans la chambre de pause du sous-sol, il emportait son Beeper et se maintenait constamment sur la liste des praticiens disponibles en cas d’accident de masse.
Seule condition spéciale qu’il avait exigée dans son contrat : cumuler les jours de repos qu’il ne prenait pas. Les Américains n’ont jamais de longues vacances. Le Français voulait bénéficier, tous les deux ans, de trois mois de congé ininterrompu pour retourner pratiquer la médecine de terrain, et même de jungle, en Amérique du Sud.
Vous le constatez : on était bien en présence d’une de ces natures rarissimes, entièrement tournée vers le bien d’autrui, que l’on désigne parfois comme « des saints laïques ». Et cette « sainteté » allait bientôt accomplir ce que certains qualifièrent de « miracle ». À vous d’en juger.
L’enchaînement de circonstances relève de l’exception, où tout concourt à la catastrophe : plein hiver, froid intense, toutes les rues sont enneigées et glissantes. Une sorte de bronchite virale se répand, dont on se demande si elle n’est pas le prélude à une épidémie. Rien qu’avec cela, les urgences sont déjà prises d’assaut.
Survient alors cette collision entre les deux autobus, qui provoque un carambolage en chaîne. Dans un premier temps, les secours retirent des épaves en miettes trois morts, trente-quatre blessés, dont dix-huit dans un état grave. Pour des raisons de proximité, la majorité d’entre eux est acheminée vers St Paul, et les salles d’opération tournent non-stop.
C’est dans ce cadre d’apocalypse qu’un nouveau groupe de gens, pauvrement vêtus, bouscule toutes les files d’attentes qui s’entassent aux guichets de réception. Au milieu des réactions surchauffées, on entend les arrivants implorer :
— Au secours ! Ils vont tous mourir ! Aidez-nous !
Explication : au bord du trottoir, en bas de chez eux, une voiture stationnait en ventouse depuis deux semaines. Ce break hors d’âge servait de domicile à une famille de 5 personnes, les Boyd. Lewis Boyd, ouvrier soudeur, avait été licencié au printemps. Déjà endetté, incapable de payer son loyer, il avait été expulsé. Le dernier refuge, c’était ce véhicule rouillé. Boyd avait trouvé cette place libre, dans une rue encore éclairée, où les bagarres et les coups de feu étaient relativement peu fréquents. Pour entretenir une température vivable, il faisait tourner le moteur au ralenti, une heure de temps à autre. Deux nuits plus tôt, la mécanique avait rendu l’âme, et le chauffage avec elle.
Trop de malheur, c’est trop : Lewis avait décidé de mettre fin à cette vie de chien, pour lui et pour les siens. Il avait préparé une mixture infecte, à base de tous les restes de détergents qu’il avait pu trouver au fond des poubelles, et il en avait fait ingurgiter un bol à chacun, lui-même finissant le fond de la casserole.
Ce n’est pas si facile, de mourir. Lorsque la souffrance était devenue intolérable, le malheureux était sorti en hurlant, pour ameuter les riverains de ce quartier miséreux.
Avec les alertes d’urgences habituelles et le carambolage monstre, le standard des pompiers était saturé, celui de la police idem. Impossible de trouver une ambulance libre à 100 kilomètres à la ronde.
Les braves gens du voisinage avaient donc sorti la famille Boyd de la voiture-mouroir, avaient réparti ses membres entre trois véhicules privés, précédés et suivis par d’autres, tous Klaxon bloqués et clignotants en action. Cette colonne avait réussi à se dégager un chemin dans la ville sinistrée, en grimpant sur les trottoirs, jusqu’au premier hôpital : St Paul, comme de bien entendu…
Les Boyd, viscères perforés par les acides, étouffant du sang qu’ils vomissent, sont mis sur des chariots et poussés jusqu’aux urgences. Les trois vigiles sont débordés devant cette horreur. Une infirmière, pourtant âgée, mais de service depuis vingt-six heures, s’effondre au pied d’un mur en sanglotant.
Et voici que, dominant cette scène d’épouvante, s’impose la voix du docteur Delignac. Forte. Autoritaire. Claire. Et calme :
— Amenez-moi les témoins capables de s’exprimer clairement. Les autres, dehors. Infirmière, relevez-vous, je vous prie. Vous allez être formidable, maintenant, je vous le garantis !
— Oui, docteur.
— Où en sont les salles d’op’ ?
— Pleines, pour au moins six heures encore, docteur.
— Je dois opérer immédiatement. Dégagez-moi les deux cabinets de consultation. J’ai dit : les deux ! Et trouvez tout ce que vous pouvez comme matériel de désinfection et comme draps stériles ! Je vous dresse la liste des instruments dont je vais avoir besoin. Mettez les cinq patients dans la pièce de gauche. Déshabillez, préparez, maintenez les fonctions vitales. Et vous me les amènerez l’un après l’autre dans la salle de droite. Je commence par le bébé. Deux assistantes avec moi. Maintenant.
C’est une scène d’anthologie, une de celles qui inspirent sûrement les scénaristes. Pendant des heures, René Delignac va inciser, nettoyer les organes digestifs lésés, réparer des artères devenues fragiles comme du papier à cigarette… La famille Boyd va s’en tirer. Pas tout à fait indemne, mais tous sont vivants. Seule, la maman, qui souffrait de malnutrition et avait eu des antécédents alcooliques devra être suivie pendant plusieurs années, pour éviter les hémorragies….
René Delignac, « Supertoubib », sera mis à l’honneur, comme le mérite son attitude admirable. La directrice de St Paul prépare une fête, au cours de laquelle René Delignac sera décoré, en présence du maire, devant les caméras. Le récit de son exemplaire sang-froid, qui a sauvé la famille Boyd, est déjà détaillé dans un solide dossier de presse.
— Nos chargés de com’ ont écrit l’histoire. Jetez-y un œil pour éliminer toute inexactitude. Ah, oui, aussi : le service juridique a relevé que, pour effectuer la partie de votre intervention qui touche au vasculaire, il fallait une certaine qualification certifiée… Vous l’avez, bien entendu ?
— Bien entendu, puisque j’ai opéré !
— Parfait… Il se trouve juste que vous ne nous aviez pas communiqué le certificat… Il est vrai qu’avec votre curriculum vitae, on n’était pas à un papier près ! Mais là, avec tous ces avocats à l’affût du moindre grain de sable… Il nous le faudrait.
Le docteur dit avoir égaré le diplôme. Lorsque la secrétaire Daisy se met sur la piste du certificat manquant, non seulement elle n’en trouve pas la moindre trace. En allant un peu plus loin, Daisy va découvrir que les références, TOUTES les références fournies par le docteur Delignac sont fabriquées, avec des erreurs qu’un œil un tant soit peu averti des études médicales aurait pu déceler ! Les diplômes sont des faux. Certains ont été peaufinés avec soin, d’autres bâclés à l’emporte-pièce !
Pire : le docteur Delignac n’existe pas ! D'ailleurs, quand on cherche à le convoquer, on s'aperçoit qu'il a disparu en quelques heures...
Le FBI mettra 2 ans à le retrouver. À cause d’une nouvelle petite erreur : il a repris une identité française, à consonance du Sud-Ouest, « Robert Malinac », qui ressemble d’un peu trop près à celle sous laquelle il est recherché : « docteur René Delignac ».
L'enquête établira qu'il se nommait à l’origine Béchir Yared, de nationalité tunisienne. Seule sa mère était française. Au moment de son arrestation, le pseudo Malinac est mécanicien dans un garage pour motos de collection. Un excellent mécanicien. Tout comme il avait été pâtissier chez un grand traiteur. Un excellent pâtissier. Auparavant, il avait été un excellent agent d’assurances. On l’a apprécié comme excellent conducteur d’engins sur des chantiers. Et même vénéré comme un excellent médium dans le carré français de La Nouvelle-Orléans…
Les enquêteurs devront d’ailleurs renoncer à déterminer exactement le nombre d’identités que Yared a pu usurper, aussi bien que le nombre de métiers qu’il a exercés, toujours à la plus grande satisfaction de ses employeurs et de ses clients.
Les psychologues sont embarrassés : il suffirait d'étiqueter Yared comme mythomane. Comm bien des gens que vous croisez dans l’autobus, ou qui roulent en limousine et tirent les ficelles de l’État…
Mais Yared ne semble avoir aucune tendance particulièrement perverse. Profit, pouvoir, satisfaction de son ego ? il n’en est pas plus dévoré que n’importe quelle personne dite « normale ». Il reconnaît simplement qu’il vit de cette manière, qu’il a toujours vécu ainsi, et qu’il n’a jamais eu l’intention de nuire à qui que ce soit.
— Il me semble même que j’ai plutôt fait du bien à mes semblables, ne croyez-vous pas ? Et même davantage de bien que des tas de gens que vous ne traînez pas devant la justice !
Les poursuites contre lui ont d’ailleurs été assez restreintes : un arrangement a été passé avec le procureur par un important cabinet d’avocats qui défendait les intérêts de Yared. Le marché concluait que le prévenu avouerait tous les délits reprochés, et ferait des excuses écrites à toute victime qui en ferait la demande, en échange d’un arrêt des poursuites et d’un internement psychiatrique d’une durée « adéquate ».
Reste aussi une réalité indéniable : les postes que Béchir Yared a occupés nécessitaient, pour la plupart, des compétences élevées. Par exemple, les actes médicaux du « docteur Delignac » ont bel et bien sauvé des dizaines de patients.
Lorsque les « vrais » médecins ont demandé à ce curieux escroc d’où il tenait ces connaissances si diverses, il a vaguement parlé d’une sorte de « visitation » : une voix, différente à chaque fois, venait lui « chanter dans la tête » ce qu’il devait savoir. Il a aussi mentionné « un souffle qui guidait sa main ».
Cependant, en affirmant cela, il laissait percer un sourire si ambigu au milieu de sa barbe bleue, que les experts se sont demandé si Yared croyait vraiment ce qu’il racontait, ou s’il était encore en train de rouler dans la farine tout ce beau monde, assoiffé d’explications.
Aux dernières nouvelles, il serait bien possible que ce soit disant docteur n’ait jamais mis les pieds en Tunisie, et qu’il ne se nomme pas non plus Béchir, ni Yared.
Karl Stutz est autrichien et prothésiste reconnu. Directeur d'une luxueuse clinique, sa vie bascule lorsqu'une nuit d'insomnie, il allume la télé sur une chaîne anglaise d’actualités. C’en est fini de sa tranquillité d’esprit, qu’il préservait moyennant une hyperactivité auprès de sa clientèle et dans des séminaires de perfectionnement, entre le sommet d’un palace de Tokyo et une salle de conférences sous-marine aux Bahamas. Les documents qui tournent en boucle cette nuit-là ne vont plus lui laisser la conscience en repos. Derrière un caméraman, il plonge en immersion totale dans l’horreur des mines antipersonnel et de leurs ignobles ravages sur la chair humaine. Il n’ignorait pas leur existence, bien entendu. Il estimait même avoir agi contre ce fléau : il avait exposé son avis lors de congrès. Il avait aussi donné, par téléphone satellite, des conseils à un confrère allemand qui opérait en zone de guerre, dans l’hôpital volant d’une ONG. Mais les images rapportées par le journaliste-reporter de la BBC, si justes et sans commentaire, touchent Karl au plus profond de son humanité.
Dans les mois qui suivent, il va cautionner de sa réputation une récolte de fonds et de matériel contre ce fléau. Au milieu du semestre suivant, il se met en congé impromptu pour accompagner un charter contenant quelques tonnes de médicaments et d’instruments d’urgence.
Son associé et leurs investisseurs dans la nouvelle clinique tiquent un peu, mais mettent cette lubie sur le compte de la fatigue. Un virtuose de cette envergure, qui trime aussi dur depuis des années, peut se permettre une petite récré.
Mais quand cette amusette se reproduit trois fois dans l’année, lorsque ces absences en salle d’opération se traduisent par une baisse mesurable du chiffre d’affaires, on devient beaucoup moins indulgent. Après avoir été gentiment rappelé à ses obligations, puis admonesté officiellement, Karl Stutz est mis en minorité dans la structure qu’il a fondée. Ses finances l'obligent bientôt à se faire racheter ses parts à un prix symbolique. Sa femme le plaque pour rejoindre celui qui a déjà récupéré la clinique, l’ami de trente ans. Elle obtient aussi devant la justice le grand appartement, une villa (celle de Cadaquès) et le voilier de 16 mètres. Les relations mondaines désertent, rien là que du très grand classique dans la déconfiture.
Il lui reste un deux-pièces dans un quartier bourgeois et, sur un compte en banque, de quoi voir venir. Il garde le soutien affectueux de l’un de ses fils et son ami indéfectible, le chien Ascott. Un gros machin blanc écru, qui tient du berger et du chien de steppe. Le museau allongé, le poil ras et dru, l’œil bleu et or. Ses ancêtres de la branche nippone, les Kishu, chassaient au sanglier et au cerf. Comme s’il avait le devoir, dans cette vie, de faire pardonner les multiples carnages qui pèsent sur leur karma, Ascott manifeste, envers tout ce qui vit, une tendresse digne d’un moine tibétain. Exception faite des puces... Encore leur laisse-t-il une chance, pour peu qu’elles sachent nager : il s’en débarrasse par la technique dite « du renard » : Le chien entre doucement à reculons dans l'eau froide d'un lac d'altitude, les puces se refugient dans son cou, puis sur sa truffe qui au bout de 5 minutes émerge seule encore de l'eau. L'animal plonge alors d'un coup, fait quelques mètres sous l'eau et ressort loin du tas de puces qui flotte.
C'est lors d'un séjour à Zermatt, à l'hôtel Ascott, que Karl avait rencontré Ascott. Lors d'une randonnée dans ces montagnes qu'il connait parfaitement depuis l'enfance, il est attiré par un attroupement près d'un lac. Ascott fait la technique du renard. Quand il sort de l'eau, le chien semble chercher son maître dans le groupe, se dirige vers Karl, et s'ébroue en jettant plusieurs litres d'eau en l'air, arrosant Karl au passage. Puis sans gêne, il plonge son museau dans le sac du randonneur, pour prendre le restant de viande séchée et lêcher le plastique d'emballage.
Puis il s’assied comme un bon toutou, langue sur le côté. Malgré le bout de papier qui dépasse encore de sa babine, il lève vers l’homme les yeux de l’innocence. Du même bleu que le lac et le ciel. Avec, en plus, des paillettes d’or, remarque Karl. Aussitôt, une alerte clignote dans un recoin du bon sens :
— Regarde ailleurs ! Ne te laisse pas avoir !
Trop tard. Il est déjà eu ! Cela commence par une gambade joyeuse, style « Bon, on s’en va, maintenant ? ». Et l’homme le suit. Alors, on va lui montrer les bons coins ? Karli pense connaître tous les vallons, depuis autant d’années : il en découvre au moins deux, ce jour-là. À l’heure où le soleil commence à décliner, Stutz se penche vers le chien blanc :
— Bon. On a passé un bon moment ensemble. Je concède que tu as su mériter ta viande séchée. Mais maintenant, on va se quitter, hein ? Toi, tu retournes dans ta maison, d’accord ?
Il s’attend, comme dans toutes les histoires de ce genre, à voir l’autre jouer les pots de colle, mais pas du tout : un clin d’œil bleu en parfaite connivence, un sourire jusqu’aux oreilles, un tour sur soi-même et, en trois bonds, voilà le copain qui disparaît derrière une butte. Karli en fait le tour, parce qu’il a cru comprendre qu’il avait affaire à un futé, mais il ne voit plus personne.
Il redescend jusqu’à Zermatt. Pendant les deux heures du chemin, il se remémore cette curieuse journée, presque déçu que « Machin » ait cédé aussi vite.
Il le retrouve, installé en sphinx, sur un muret, devant sa porte !
Comment ce chien, que personne n’avait vu dans le village auparavant, a-t-il trouvé la résidence de son compagnon de randonnée ? Télépathie ? Flair ? Hasard pur ? C’est en tout cas sur ce muret qu’il va passer la nuit. Pour la nourriture, il est à bon poste, puisque le rez-de-chaussée de l’immeuble est occupé par un restaurant. Et, dans les cuisines d’un resto, on trouve toujours une bonne poire que des yeux si bleus savent émouvoir…
— Il est à vous, ce beau chien, monsieur Stutz ?
- Ton chien ; il est drôlement bien dressé !
Là encore : le bon toutou siège à l’extérieur, sans bouger une moustache, malgré le va-et-vient des chevaux, attelés aux calèches qui amènent les clients des grands hôtels.
À la boucherie, c’est le pompon : on ne précise même pas à qui est destiné le cervelas que l’on ajoute gratuitement au-dessus du paquet.
En quarante-huit heures, Karl Stutz est devenu, à son corps défendant et de notoriété publique, la « chose » de cette magnifique créature « si bien élevée ». Il voudrait bien se sentir ulcéré : il ne parvient même pas à s’agacer ! Dès qu’il essaie, l’humour prend le dessus, avec un sourire d’autodérision.
Ce qui ne lui ôte pas sa lucidité : il n’est à Zermatt que le temps d’un week-end prolongé. À ce moment, il est encore le prestigieux chirurgien, tenu par un emploi du temps d’acier, entre la clinique, le cabinet et les congrès. Il est aussi encore marié, et son plus jeune fils termine son cursus universitaire avec une remarquable avance : on lui assure la tranquillité requise, dans l’appartement familial. Pas question de revenir à Vienne avec « Machin » dans les bagages. Rien qu’à imaginer l’intransigeante madame Lydia Stutz en train de monter aux rideaux, Karl en frémit !
Il se renseigne : le chien est inconnu des autochtones, même des concierges des palaces, réputés tout savoir de la vie du lieu. Aucun collier ne désigne le propriétaire légal. Karl fait scanner l’animal par les policiers, qui possèdent le détecteur ad hoc : pas de puce électronique non plus.
En Suisse, la loi est stricte : ni puce ni médaille, le chien ne paie pas l’impôt, ne possède pas de carnet de vaccination, c’est un immigrant clandestin. Sa vie ne tient qu’à un coup de fil à la fourrière. Le choix est vite fait : « Machin » est adopté. Karli, pressentant la scène qui l’attend à Vienne, se rassure en rassurant le chien :
— Á propos de Lydia, ne t’inquiète pas ! On la mettra devant le fait accompli : si on reste solidaires, elle ne va tout de même pas nous jeter sur le palier tous les deux !
Pour la première fois, ils traversent le village officiellement ensemble. Devinez qui est le plus souriant des deux ? Sur le trajet, Stutz entend une bonne centaine de fois :
— Tiens : le chien de l’Ascott ! Vous avez vu comme il est beau le chien de l’Ascott ! Maman, c’est quoi, comme race, le chien de l’Ascott ?
Ascott est le nom de l’immeuble où séjourne Karl devant lequel tout un chacun a vu, ces derniers jours, siéger « le beau chien blanc si bien dressé ».
— Eh bien, « Machin », je crois bien qu’on t’a trouvé un vrai prénom ? Qu’est-ce que tu en penses ? Ascott, assis !
Cette fois, au lieu de prendre l’initiative, le chien obéit : il stoppe au milieu des passants et pose son postérieur sur le pavé. Il répondra ainsi toute sa vie aux ordres de son maître. Qu’ils soient énoncés en français, en allemand, en italien ou en anglais.
À Vienne, le chien de Zermatt est accueilli dès la première minute dans la chambre du fils de Karli. L’étudiant, qui a parfois un peu de mal à se tirer du lit, insiste pour l’emmener à sa première sortie hygiénique :
— C’est bon, de respirer l’air du matin. Et puis, ça va m’aider à faire mon jogging !
Ascott va mettre un peu plus longtemps à se faire accepter par madame Stutz. Quatre jours. Le premier, elle râle, hausse les épaules le second. Le troisième, elle est absente pour cause de leçon de tennis, hammam et coiffure.
Dans l’après-midi du quatrième jour, au bord de la piscine, Lydia et ses riches amies, alanguies dans les transats, lunettes noires sur le bout du nez, sirotent des Margarita en racontant des médisances sur celles qui ne sont pas là. Soudain, Ascott surgit du salon et, d’un élan gracieux, plonge en faisant la bombe. Le raz-de-marée inonde les verres de ces dames. Ulcérées par la douche non programmée, elles sont déjà en train de se récrier, quand elles voient le grand chien blanc jaillir du remous et venir déposer, sur les genoux de l’une d’elles, un paquet humide qui gigote.
Cette sorte de saucisse tremblante, crachante et furibarde, c’est Miss Flora (Floflo pour les intimes), le détestable chihuahua chauve appartenant à l’épouse du directeur de la banque Weil. Les distinguées buveuses de cocktails, derrière leurs lunettes noires, n’avaient pas vu Miss Flora choir dans le grand bain.
Modeste comme tous les héros, Ascott s’éloigne pour s’éponger dans le gazon, sans attendre de remerciements.
Toute la belle société viennoise est au courant de l’exploit avant les cocktails du soir. Lydia Stutz reçoit félicitations et compliments pour le magnifique geste de « son » chien.
Karli les trouve regardant la télé côte à côte. L’une grignote des tiges de céleri sans sauce, vautrée sur le tapis. L’autre, élégamment assis sur le canapé de buffle, picore des croquettes de luxe, offertes par madame Weil. Entre ses pattes, Floflo Weil s’est endormie, épuisée par ces émotions.
L’épisode vaut la peine d’être noté pour une deuxième raison : Miss Flora est un roquet de sac à main particulièrement odieux, plus laid qu’un gremlin et puant de la gueule autant qu’un alligator. La sauver de la noyade et l’accepter comme amie révèle qu’Ascott, en plus de l’intelligence pure, possède aussi celle du cœur. Le don d’aimer toute créature vivante et de fréquenter sans frémir les plus rebutantes. Pour Karl, ce détail prendra toute son importance dans la suite des événements.
Karl adopte légalement l’immigrant, qui acquiert ainsi une identité stable : Ascott Stutz devient citoyen canin d’Autriche. Selon le vétérinaire, ce mâle de 37 kilos, en pleine forme, est âgé d’un peu plus de deux ans, à son arrivée dans la famille. Ascott a 7 ans lors de la chute sociale de Karl.
Karl est un homme généreux et comme chirurgien passionné par son art, mais nul en affaires et… plus que médiocre en diplomatie. A s’entêter à ne tenir aucun compte des avertissements de ses actionnaires, persister dans ses investissements purement désintéressés, accompagnés d’absences multiples pour causes caritatives… Cela ressemble à une sorte de « désertion », un « suicide social » pour se contraindre à la remise en question ?
À la cinquantaine, se retrouver avec un compte en banque à la limite du découvert, célibataire dans un deux-pièces avec son clebs, pendant que son ex-femme se bronze à Saint-Barth’ dans le même hamac que son ex-associé… C'est là que le destin se clarifie, via une offre du Comité international de la Croix-Rouge.
Dans le conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée ? Les affrontements directs, l’utilisation des mines… Stratégie classique : plus on laisse de handicapés, plus leur présence démoralise le camp adverse. Et surtout, plus leur entretien va peser sur une population civile, qui ne parvient déjà pas à subvenir aux besoins des personnes valides. Autant de ressources en moins pour financer et nourrir les troupes… On a besoin de quelqu’un sur le terrain… Vite. Tu seras le patron du projet : tu vas sur place, sous la protection de l’ONU… Tu évalues les besoins et on te construit un hôpital sur mesure, pour la réhabilitation des mutilés. Et… C'est un poste rémunéré (une misère comparé à celui de directeur de clinique), à temps plein !
Karl ne pose qu’une condition : il emmènera son ami des bons et surtout des mauvais jours, Ascott. Des membres de l’organisation le lui déconseillent vivement. Mais Karl ne sait pas pour quelle durée il s’expatrie, mais c’est pour un bon bout de temps. Et Ascott atteint un âge bien mûr, pour un chien de sa taille : rien ne dit qu’il vivrait assez longtemps pour revoir son maître. Karli a bien conscience, aussi, que c’est lui qui supporterait le plus mal une séparation à l’issue incertaine.
Dérogations, passe-droits, bakchichs et, enfin, billet d’avion : Karli sacrifie ses dernières économies et parvient à faire franchir à 39 kilos de mastard blanc tous les blocages administratifs, limites territoriales, barrières douanières, quarantaines et interdictions. Ascott, sans le savoir, laisse pour toujours derrière lui l’univers où il a grandi.
Et il débarque sur une autre planète.
L’Érythrée doit son nom au grec eruthros signifiant « rouge » : vous avez aussitôt une idée de l’aspect de ses roches et de ses sables. Située dans la Corne de l’Afrique, entre le Soudan, à l’ouest, et Djibouti, à l’est, c’était une province de l’Éthiopie. En 1993, elle est devenue une nation indépendante, sous le nom de « État d’Érythrée ». Depuis, un climat de guerre semi-permanente règne entre les deux pays. Sa capitale est Asmara, dont la région est appelée Maekel.
Après un difficile accord de cessation des hostilités, le Conseil de sécurité de l'ONU a créé une force spéciale, la Mission des Nations unies en Éthiopie et en Érythrée (MINUEE). Elle tente de s’interposer entre les belligérants. Mais les agressions et les provocations continuent entre les frères ennemis. Les Casques bleus circulent même à dos de dromadaire, afin d’assurer une présence la plus adaptée possible à ce terrain complexe. Les populations civiles sont harcelées, exsangues.
Certaines femmes, plus faibles ou malades, se font accompagner par un ou deux des enfants, qui les aideront à rapporter un peu plus d’eau. C’est un danger de plus : les abords des routes menant aux robinets ou aux puits sont semés de mines, dont le déclencheur est parfois dissimulé dans des emballages de produits alimentaires ou de petits objets de couleur attractive. Les enfants privés de tout ne résistent pas…
Lorsque Karl Stutz arrive dans le camp où il va travailler, son premier contact est violent : une patrouille de méharis entre en même temps que son 4X4. L’agitation qui l’entoure, les hurlements de douleur, n’annoncent rien de bon.
Deux hommes de la troupe ont été blessés dans une explosion. Leur entraînement leur permet de supporter leur propre douleur. Ce qu’ils gèrent plus mal, c’est l’état des personnes qu’ils ont récupérées. Les docteurs et infirmiers sont en ville. Un sergent sanglote, essuyant son visage dans ses mains pleines de sang. Il doit être Scandinave et sa plainte fuse dans sa langue maternelle. Un tas de linges rouges, qui bouge à peine et que deux camarades essaient de déposer sur un brancard, sans trop savoir comment le prendre. Karl s’approche. Autorité naturelle, ou besoin des soldats de laisser le relais à quelqu’un de compétent ? Nul ne doute une seconde que le nouvel arrivant soit médecin. Il soulève un coin des chiffons. L’enfant, pour ce que l’on peut en voir, doit être âgé de six ou sept ans. « Devait », car, à l’instant, il vient de mourir. Et c’est tant mieux.
Plus loin, une femme est encore en vie, ainsi qu’un adolescent. Ou peut-être est-ce un homme mince ? On ne peut juger ni à son visage ni à ses mains, qui n’existent presque plus. Karli interroge :
— Vous avez un matériel d’anesthésie ? Une salle stérile ?
C’est là qu’il se rend compte qu’il n’y a ici aucun bâtiment en dur. Juste des tentes, beiges, plus ou moins vastes, et des camions blancs, frappés des lettres UN, qui contiennent les équipements comme les groupes électrogènes, les communications, l’arsenal.
— On a l’infirmerie, monsieur. Mais je crains que ça ne convienne pas pour…
Effectivement : la troupe a érigé ce campement voici quelques jours à peine, pour parer au plus pressé sur ce coin frontalier où les incursions sont constantes. Le site a été choisi assez loin du village, afin de ne pas mettre davantage en danger les autochtones. Et aussi pour ne pas les inciter à la violence envers leurs protecteurs : c’est l’effet pervers produit souvent, hélas, par la présence de denrées consommables et d’armes. Le poste militaire ne devrait rester à cet emplacement que le temps de choisir un site vraiment adapté à une mission de plus longue durée. L’infirmerie n’est donc pas prévue pour du « lourd ». C’est pourtant là que Karl Stutz commence à opérer, une demi-heure après son arrivée, entouré de militaires déjà submergés, que cette présence réconforte.
L’ingéniosité des hommes pour faire souffrir leurs semblables reste un sujet de perplexité. Perpétrer des embuscades pour surprendre les individus au moment où ils ne peuvent pas se protéger, perfectionner des dispositifs vicieux pour déchirer la chair… L’intelligence du mal laisse pantois. Le professeur Stutz, ne l’oublions pas, a été pressenti comme prothésiste. Son lieu de travail nécessite des dispositifs et des collaborateurs spécifiques. Il ne devait que passer, dans un premier temps. Évaluer ses besoins, laisser des consignes et revenir prendre « son » hôpital clef en mains. L’horreur du quotidien le cloue sur place. Il va rester là, faire de son mieux, comme n’importe quel bricoleur de champ de bataille.
Il accomplit aussi des va-et-vient entre l’infirmerie de campagne et le lieu, à une trentaine de kilomètres de là où, parallèlement, selon ses indications, le CICR bâtit un véritable lieu de soins, doté des installations requises. C’est au cours de ces déplacements qu’il remarque, au loin sur le désert rouge, un plateau dont les reliefs dansent comme un mirage. Il demande au militaire qui le conduit :
— C’est toujours l’Érythrée, ces sommets, ou c’est déjà l’Éthiopie ?
— On n’a pas vraiment de certitude, monsieur. En fait, c’est l’une des causes de la persistance des conflits : les deux pays refusent de participer aux conférences de paix qu’on leur propose à La Haye, tant qu’il n’y aura pas de démarcation physique de la frontière.
— Dans ce chaos de rochers, sur des centaines de kilomètres ?
— Justement : ils savent bien que c’est impossible, c’est pourquoi ils l’exigent en préalable à un traité, dont personne ne veut et que personne ne respecterait…
Le randonneur, amoureux des grands espaces solitaires, est frappé par l’aspect de ces hauteurs, très australien, du moins selon les clichés qu’il s’est forgés dans son imaginaire. L’Australie est le seul des cinq continents qu’il n’a pas eu l’occasion de parcourir, faute de temps. Mais il range ces paysages dans un coin de ses regrets : un vrai bloc opératoire vient de lui être installé, ainsi qu’un atelier de fabrication et d’adaptation des prothèses. La mise en route effective de son centre va l’occuper à cent vingt pour cent.
Pendant ce temps, que devient Ascott ? Serez-vous surpris si l’on vous dit qu’il s’est fait adopter par tout le personnel du camp ? D’abord pour sa discrétion et sa capacité à sentir qui a besoin d’une présence et qui préfère s’isoler. Nombre de ces soldats surentraînés sont de grands gamins qu’un câlin de trop fait craquer. Il est auprès de ceux auxquels la présence d’une masse affectueuse remonte le moral, et il ne s’impose pas aux autres, notamment à ceux chez qui la présence d’un chien ne ferait que remuer la nostalgie de leur propre animal et de leur foyer.
La deuxième raison de cette estime unanime, c’est que ce camp des Casques bleus est vraiment celui d’une force internationale : il y passe des Américains, des Canadiens, des Européens d’au moins cinq nations, des Russes. Sans compter les ressortissants locaux, volontaires pour coopérer comme guides ou interprètes. Et le grand amusement, dans cette tour de Babel, c’est de jouer avec Ascott, l’Autrichien.
Il répond aux appels, aux ordres, aux incitations au chahut dans toutes les langues. Il n’a besoin, de temps à autre, que d’une précision, qu’il demande en inclinant la tête de droite et de gauche, avec un air de profonde concentration. Ensuite de quoi il exécute ce qu’il pense avoir saisi. Si vous lui dites « Bravo ! », il retient une fois pour toutes ! Un Français n’a pas mis longtemps à lui trouver la facile appellation de « Ascott-la-Mascotte » reprise par tous, avec tous leurs accents.
Celui qui est devenu son meilleur pote est un sapeur. Un Québécois nommé Théo Bolduc. Un géant, à la voix de tonneau et au cœur fondant. Ses propres chiens, des huskies, il les a laissés à la garde de sa maman, qui les fait travailler au traîneau, quelque part entre Chibougamau et Waswanipi. Ce n’est pas la porte à côté de l’Érythrée. Bolduc se languit d’eux et reporte son affection sur Ascott. Il passe le plus clair de son temps libre à lui enseigner des tours. On entend :
— Pan, t’es mort !
Et le chien, comme fauché par une balle, se catapulte sur le flanc et y demeure jusqu’à ce que la grosse voix clame :
— Debout les morts !
« Roulé-boulé » aussi, il sait le faire, ainsi que « Rampé-rampé ». Mais l’ordre qui remporte les suffrages de tous les spectateurs, c’est :
— Fais la saucisse !
Il se couche sur le dos et enchaîne toutes les contorsions imaginables. Et d’autres, que l’on n’imagine pas ! Les soldats lui marquent le rythme en frappant des mains et des bottes. Comme ce cabot aime toujours les applaudissements, ça peut durer !
En dehors de jouer à la peluche vivante, il reste un chien, avec des instincts de chien. Il s’est trouvé une occupation très prenante : la chasse à l’heterocephalus glaber.
C’est le nom savant d’un rongeur singulier qui hante cette région. Plus communément, on l’appelle le « rat-taupe nu ». Une bestiole impressionnante de par sa peau rose, dépourvue de poils, sauf entre les orteils griffus. Ses yeux décolorés par la vie souterraine lui confèrent une vision limitée, compensée par une ouïe et un odorat très développés. Il peut obturer ses orifices nasaux et auditifs, pour empêcher le sable de les envahir. Ses incisives surdimensionnées lui servent à creuser des galeries dans des sols très durs. Il vit en colonies dont l’organisation sociale fait songer à celle des fourmis ou des abeilles. Particularité : il ne ressent absolument pas la douleur. Sa longévité serait de cinquante ans, essentiellement due au fait qu’il ne développe jamais de cancer !
Lorsque heterocephalus glaber vient miner les sous-sols des installations, les sapeurs eux-mêmes perdent leur latin et leur patience contre un tel adversaire, qui joint l’invisible constance de la taupe à l’acharnement roublard du rat. Les militaires de l’intendance, voyant les sacs et les caisses percés par les rongeurs curieux, s’arrachent ce qu’il leur reste de cheveux (après leur passage sous la tondeuse réglementaire).
Ascott a été sensible à l’agacement exprimé par Théo. Ordinairement, le Québécois ne s’énervait jamais, Il était le recours de ses camarades, lorsqu’ils s’effondraient au retour d’une mission : il leur communiquait sa quiétude. Mais les rats-taupes ont eu raison de son calme. C’est lui qui a craqué :
— Hostie toastée de tabarnak de criss ! Ces mautadits morpions de fucking rats ! Si tu pouvais nous en débarrasser, Ascott-la-mascotte… Par le saint Ciboère à deux étages, tu gagnerais ta ration de corned-beef ici-bas pour le restant de ta vie de chien !
Ce qui ne tombe pas dans l’oreille poilue d’un sourd. Ascott tente d’abord de creuser. Efforts dérisoires, car heterocephalus est là dans son élément : dès les premiers bruits suspects, il disparaît vers d’inatteignables profondeurs, avec une promptitude imbattable.
Après une courte déception, Ascott, chasseur-né, remarque très vite que le rat-taupe, pour aussi invisible qu’il demeure, dégage une odeur sui generis parfaitement identifiable. Elle permet, avec un peu d’entraînement, de déterminer le parcours de ses galeries, au fur et à mesure qu’il les creuse. L’une de leurs multiples issues (pour une raison peut-être de survie, pour leurrer des prédateurs ?) est toujours signalée par un monticule. Le rat-taupe est décidément bien nommé… C’est au moment où il érige cette taupinière, que le rat est le plus près de la surface du sol. Il faut faire vite, sinon il replonge vers son dix-huitième sous-sol.
Ascott a suivi l’avancée des tunnels depuis la surface, au flair. Il attend patiemment l’apparition du soulèvement révélateur. Un plongeon, un moulinage frénétique des pattes avant pour évacuer l’ultime pellicule de terre et il se débrouille pour alpaguer le rat nu juste à l’arrière du crâne, à l’endroit du collet que ne peuvent toucher les gigantesques incisives en forme de burin, et hors d’atteinte des griffes. Il maintient fermement sa prise : rappelons-nous que le système nerveux du rat-taupe nu ne ressent aucune douleur. Donc, sans se laisser démonter par les gesticulations, Ascott l’emporte. Il le relâche à bonne distance du camp, toujours dans la même zone. Par souci de ne pas disperser les familles ? Allez savoir… Ça, c’est fait. Ensuite, tel Sisyphe hissant son rocher, il recommence, inlassable, avec les autres membres du groupe.
Les militaires ont souhaité qu’il « débarrasse » le campement des rats ? Ça, c’est d’accord. Mais tuer ? Non, Ascott n’est pas comme les hommes : ce n’est pas son truc, surtout lorsque c’est inutile.
La preuve : cette stratégie d’expulsion porte ses fruits. Un heterocephalus plus intelligent que les autres a dû finir par comprendre que, dans le périmètre du camp, on était vite repéré, puis poliment mais fermement éjecté. Tout nouvel effort pour creuser serait de l’énergie gaspillée. Le système social évolué a joué son rôle : l’information a été transmise, intégrée par l’engeance locale. Peu à peu, les monticules se raréfient, puis disparaissent.
Théo Bolduc tient parole : Ascott sera dorénavant approvisionné chaque matin, non seulement en corned-beef, mais en nourriture fraîche et attrayante.
En fait, si Ascott mène tant de besognes personnelles, c’est qu’il lui faut bien s’occuper. Son bon maître, pleinement investi dans un emploi du temps saturé, le laisse quelque peu livré à lui-même. Karl Stutz ne s’accorde aucun repos, enchaînant soins et visites de chantier. Il y met tant d’énergie que son corps, pourtant bien entraîné, commence à donner des signes visibles de surmenage. Le docteur a fini par admettre que son travail acharné pourrait être contreproductif, voire nuisible pour les blessés dont il a la charge. Il s’est donc, fort judicieusement, ménagé des créneaux de détente « obligatoire », ainsi qu’il l’avait institué à Vienne, comme une discipline nécessaire : quand on veut rester le meilleur, il faut s’en donner les moyens. Et cette nouveauté dans son programme commence le mercredi suivant. Discrètement.
Il a gardé l’envie de découvrir ces montagnes rouges. Et il a bien noté la diplomatique suggestion de son chauffeur : pour ne pas se heurter à un refus de principe, le mieux est de ne pas solliciter une autorisation. Vu l’importance de son poste, personne ne lui a jamais demandé de justifier ses déplacements. Il sort donc du camp, au volant de son 4X4, avec un amical signe de la main vers les gardes. Trônant sur le siège arrière, Ascott arbore le sourire des grands jours. Une escapade avec son maître pour lui tout seul et une glacière pleine de provisions dans le coffre : elle est pas belle la vie ?!
Lorsque le camp disparaît enfin derrière une dune, Karl constate pourquoi cette zone frontière a suscité tant de contestations, des deux côtés : elle n’offre aucun repère.
La vision aussi est faussée par ces perspectives uniformes : plus il avance vers les montagnes, plus elles reculent. Il les imaginait hautes, elles rétrécissent comme une maquette, un décor de train miniature. Alors qu’il escalade une colline, pas grande, pourtant, elles sont même totalement masquées. Et soudain, elles sont là !
Karli sourit de bonheur : elles sont encore plus belles qu’il ne l’espérait. En fait, c’est une falaise, verticale, occupant la vue à 180 degrés, droit devant. Le haut, invisible d’ici, semble plat, telle l’étendue alentour. Une cassure ? La plaine qui s’est effondrée dans les temps anciens ? Ou est-ce le plateau qui a surgi, poussé des profondeurs ?
Karli laisse la voiture s’arrêter d’elle-même. Il se donne quelques secondes pour entendre le silence, puis déclare :
— Terminus, Ascott ! On continue à pattes !
Curieusement, le chien ne se précipite pas dehors. Il pose deux pattes sur le bord de la portière, pointe la truffe vers le ciel, renifle par petits coups… Puis il se tourne vers son maître, comme en attente d’une autorisation.
— Eh bien quoi ? Je viens de te dire que tu peux ! Toujours pas décidé ? Ah, je vois : Mister Dog a soif ! Faim, aussi ?
OK. On déjeune tout de suite, ça m’évitera de transporter la glacière !
Le pique-nique terminé, Stutz signale quand même sa position au nodal du camp : l’indépendance ne doit pas tourner à l’imprudence. Coiffé d’un chapeau à bords larges et œuvre-nuque, muni d’une gourde de belle contenance, il se met en route, le corps en joie de retrouver son pas de randonneur. Mais quelque chose cloche, dans ce moment idéal : Ascott renâcle. Pourtant, il n’est pas timide. Il ne craint pas les explorations en solitaire (à preuve : les escapades avec un rat-taupe entre les dents !). Il connaît aussi parfaitement la règle en vigueur pour les marches en duo, les distances d’éloignement autorisées, différentes pour la promenade en lieu connu et pour la découverte d’un endroit neuf… Là, il reste à la traîne, comme si un élastique le retenait à la Jeep. Et lorsque, après trois injonctions, il consent à rejoindre son maître, c’est pour se coller contre sa jambe, comme un trouillard de chien de salon. Karli lui lance quelques plaisanteries et continue vers le pied de la falaise. Mais ses moqueries lui restent en travers du gosier, à l’instant où, sans avoir rien entendu venir, il se trouve à moins de cinq mètres de son premier gelada.
D’après ce qu’on lui avait dit, ces bandes vivaient beaucoup plus à l’est. Elles restent retirées, dans des zones où elles risquent moins les contacts avec les Érythréens : depuis des siècles, en effet, ceux-ci organisent des expéditions anti-geladas, pour massacrer la population mâle et, aussi impensable qu’un tel traitement paraisse à notre époque… ils n’hésitent pas à scalper leurs victimes ! Les autochtones de certaines tribus, aujourd’hui encore, se livrent à des cérémonies traditionnelles de passage à l’âge adulte, où leurs jeunes mâles affichent leur bravoure en se parant des scalps pris sur les cadavres !
Les geladas, largement minoritaires et défavorisés dans ces combats, se constituent donc en groupes mobiles, rassemblant plusieurs familles, solidaires pour ce qui est des moyens de subsistance et de la vigilance face aux dangers extérieurs. Mais entre eux, la compétition est permanente : la virilité est la marque de suprématie principale et la préoccupation de chaque chef de famille est d’agrandir son harem et de le protéger contre les désirs de conquête des chefs rivaux, afin de parvenir à être le plus puissant et reconnu comme leader de la bande, qui peut, atteindre 350 individus. Les défis et les batailles sont quotidiens et leur violence, sauvage.
D’après ce que l’on avait également dit à Karli, les geladas se signalent toujours lorsqu’on approche du territoire qu’ils ont choisi : des guetteurs veillent en permanence, se montrent ostensiblement et lancent des appels sonores, valables aussi bien pour leur groupe que pour l’étranger. Si celui-ci a la sagesse de tenir compte de l’avertissement et de ne pas empiéter, tout se passera bien : on le laissera poursuivre son chemin sans accrochage. Il n’aura vu que les guetteurs, n’apercevra même pas le reste de la tribu. Surtout pas les guerriers. Et c’est tant mieux pour lui : leur réputation de sauvagerie n’est pas une légende !
Là, c’est plutôt loupé ! D’après l’abondance des attributs qu’il arbore, leurs couleurs soutenues marquant les pectoraux, les sillons symétriques, entaillant la peau des pommettes jusqu’aux lèvres, celui qui se tient sur le chemin de Karli est un guerrier, visiblement ! Et pas un jeunot : un individu dans la pleine force de l’âge.
Toute son attitude marque qu’il est chez lui : à la cime d’une boule de roche de trois mètres, dominant le passage, il est accroupi, les genoux ramenés sous le ventre, les bras posés dessus.
Karli stoppe net. Le gelada, ou singe-lion (theropithecus gelada) est un animal très dangereux!
Il y a plus de cent mille ans, on en rencontrait dans toutes les savanes. Mais, comme les humains utilisent la toison des mâles en guise d’ornement lors de cérémonies rituelles, on les a massacrés en masse. Le theropithecus gelada ne survit plus que sur certains plateaux éthiopiens ou érythréens.
Singe-lion, dit-on ? C’est très parlant : bien que se nourrissant de végétaux, il présente l’allure d’un carnassier. Sous la crinière fournie, sa face est profonde, ses mâchoires massives, son nez légèrement camus est situé sur le haut de son épais museau carré, souligné, de chaque côté, par des sillons. Sa fourrure varie entre le jaune et le brun. Pour compléter l’allure guerrière, la peau nue forme des plaques pectorales d’un rose virant au rouge.
Sur le rocher en boule, le gelada se dresse, déployant sa stature : la moitié d’un homme. Il écarte les bras, exhibe ses attributs virils, se bat la poitrine, retrousse les babines sur des crocs capables de transpercer une jambe. Le souffle bruyant ressemble vraiment à un feulement. Toute la panoplie des signes d’une attaque imminente. Et puis, le son menaçant tourne court.
Le fauve en furie détourne la tête. Ses yeux jaunes s’écarquillent. Il émet un grommellement interrogatif, genre « c’est quoi, ça ? ». Il avise quelque chose par-dessus l’épaule de Karli.
Que fait l’homme ? Il regarde dans la même direction. C’est-à-dire vers une grosse pierre, sur sa gauche. Et il comprend le saisissement du theropithecus : une sorte de carpette de fourrure blanche sort de derrière cet abri, collée au sol. Aplatie. Rampant, le museau entre les papattes, Ascott avance, millimètre par millimètre. Les paupières serrées, pour que le moindre éclat de regard ne risque pas d’offenser le « guerrier ». Ce qui émane de la gorge du chien est un sifflement plaintif, à peine audible, confinant aux ultrasons.
Le chien continue ainsi, passe à côté de Karli sans rien changer, le dépasse. Un centimètre après l’autre, il se rapproche du rocher. Il arrive si près, que le singe doit se pencher pour le voir.
Or, il n’y a plus grand-chose à voir : un tas de poils qui a servi de serpillère à toute la latérite du désert. Silencieux. Immobile. Et cela dure. Manifestement, le primate se trouve devant une nouveauté absolue. Il ne prête plus aucune attention à l’homme.
Au bout d’un temps qui paraît très long, le gelada donne quelques sons de gorge cadencés, qui reçoivent un écho : de partout, dans la paroi verticale, des sons semblables répondent, avec des modulations différentes. Là où on ne voyait que de la roche ocrée, des silhouettes se précisent, changent de place. D’autres geladas, des mâles aussi, moins imposants que le premier. Circonspects, quelques-uns osent le rejoindre sur son observatoire.
Les mufles s’élargissent. On hume les effluves. Conciliabule au sommet.
— « Ça sent quoi ? Tu connais ça, toi ? Jamais vu, jamais senti ! Et si c’était mort ? Mais non : ça sent le vivant ! Alors, pourquoi ça bouge plus ? »
En se penchant, l’un des babouins est bousculé par un congénère. Il se rattrape de justesse au bord. Quelques cailloux se détachent et tombent sur Ascott. On a beau faire semblant d’être mort, on se laisse surprendre : la carpette bouge une oreille. La réaction stimule les autres singes, qui caquettent et, à leur tour, font chuter des gravillons. Ascott éternue. On lui lance des petits cailloux. Lorsque celui qui l’atteint sur le dessus du crâne est assez gros, Ascott se retourne, le happe et commence une course de fou, le long de la falaise. Les geladas le suivent, agrippés à la paroi, sautant de creux en aspérités. Leurs ricanements ne laissent aucun doute : ils s’amusent !
Après une centaine de mètres de cavalcade, Ascott s’arrête, pose le caillou baveux, attend en haletant, la queue battante. Les primates suspendent la poursuite, réfléchissent. Puis le chef est saisi d’une inspiration : il expédie une autre pierre. Celle-là, Ascott la rattrape au vol, et repart d’où il est venu. Explosion dans la tribu : on a compris la règle, on repart aussi !
Le jeu va durer pendant près d’une heure. Karl en est totalement exclu. Tout juste si on lui lance un coup d’œil, chaque fois que le parcours passe au-dessus de lui. Histoire de vérifier qu’il ne fait pas de sottises : le visiteur important, c’est Ascott, et l’humain est sa « chose » ! Au moment où le duo retourne vers la voiture, les singes protestent par leur agitation : ils n’en ont pas eu assez !
De retour à la base, Stutz raconte ce moment inouï à Théo Bolduc. Réaction mitigée :
— Moi je dis que vous avez eu chaud ! Parce qu’ils ne sont pas commodes, quand ils sont en groupe et dérangés sur leur territoire !
— C’est vrai que je n’aimerais pas tomber entre leurs mâchoires…
— Moi je dis que, si j’étais toi, je n’y retournerais pas ! Vous ne vous en sortirez pas deux fois à si bon compte !
Le médecin est bien d’accord. Il tire de cette journée une double leçon : il doit s’occuper davantage de son compagnon et lui procurer de l’exercice, quant au trekking en montagne, mieux vaut le réserver au Tyrol ! La prochaine sortie se fera sur une zone vraiment sécurisée : ce n’est pas la place qui manque dans le désert, entre le camp et le village.
Trois jours plus tard, il a préparé son sac à dos et il siffle :
— Allez ! Promenade !
Mais au lieu de lui emboîter le pas, Ascott saute dans la Jeep.
— OK, je vois : les balades pépères dans le quartier ne te suffisent pas ?
Karli cède, évidemment. Il sort du camp et met le cap sur une étendue parsemée de dunes, où, paraît-il, on trouve des plantes à fleurs, malgré la sécheresse. Ce qui n’a pas du tout l’heur de convenir au « patron » : il aboie furieusement, s’agite, laboure le tableau de bord. Il ne consent à se calmer que lorsque son chauffeur, après avoir essayé plusieurs tromperies enfantines pour l’égarer, prend franchement la direction des montagnes.
Cette fois, plus besoin de manœuvres d’approche : dès que la Jeep ralentit, Ascott saute par-dessus la portière et galope avec des aboiements retentissants. Lorsqu’il arrive au rocher en boule, il est attendu par une douzaine de geladas, toujours des mâles, mais quelques-uns sont plus jeunes. La course au caillou est reprise. D’autres jeunes se joignent à la troupe et la séance se termine avec une quarantaine de participants. Mais la répartition des rôles reste semblable : le chien accomplit ses cavalcades et attrape les pierres au rez-de-chaussée, les lanceurs se cantonnent aux étages. Prudence oblige.
À la troisième visite, Ascott prend une initiative : après avoir entraîné ses partenaires à l’extrémité d’un mur, il marque un arrêt, attend d’être atteint par un projectile (Pan, t’es mort !) et bascule sur le flanc. Silence étonné sur la falaise. Et lorsque le premier cri retentit, Ascott-la-mascotte se ranime, enchaîne avec une cabriole et termine par son chef-d’œuvre : LA SAUCISSE ! Ventre rose en l’air, il se trémousse comme jamais, se dévisse le cou, tortille des hanches, se contorsionne, se tire-bouchonne. On ne peut pas qualifier le résultat de « succès » : c’est le triomphe !
Karl Stutz, qui a renoncé à s’étonner, note cependant un considérable changement : dans le public haut perché, on compte maintenant des femelles. On les reconnaît à une sorte de collier naturel de protubérances colorées, appelé « cœur-de-Jeannette ». On entend aussi des couinements qui transpercent les tympans : certaines guenons sont accompagnées de leurs petits.
La fois suivante, lorsque Ascott se présente devant le rocher, il tient dans la gueule autre chose qu’un caillou. Quelque chose qu’il a apporté, et qu’il s’était débrouillé pour planquer dans la voiture : l’un de ses joujoux favoris. C’est une grosse lentille de caoutchouc jaune, de vingt centimètres de diamètre, représentant une face de lune grimaçante, comme celle que l’on voit dans un célèbre film de Georges Méliès.
Ascott dépose l’objet, s’en écarte, laisse aux singes le loisir de l’observer, puis il y revient et, avec la patte d’abord, puis en le mordant, il le fait couiner. Encore, et encore ! Le premier réflexe de Karl serait d’intervenir : ce bruit strident va affoler les autres sauvages, là-haut ! Ils vont nous… Mais non : ils sautent sur place, battent des mains. Les couinements stridents du jouet rappellent assez exactement… ceux des bébés geladas !
Puis le chien prend de la distance, quelques mètres… Il s’aplatit au sol, le museau sur les pattes, mais sans se cacher, ni fermer les yeux. Juste humble et calme. Karli a le bon sens de calquer son attitude : il s’étend, respire tranquillement. Il faudra dix minutes pour qu’un des primates se risque, pour la première fois, au même niveau. C’est une femelle. Elle s’approche avec circonspection du disque de caoutchouc, le teste d’un doigt. N’obtenant pas de réponse, elle enfonce plus fort. Le jouet crie, et toute la tribu lui répond. Comme s’il avait reçu un signal, Ascott se catapulte et c’est la première course véritable : au même niveau, sur le plat, avec virages, voltes, changements brusques de trajectoire. On se dispute le jouet. Celui qui le détient part en avant, et c’est aux autres de le poursuivre. À tous les autres : Ascott fait partie de la meute !
Il y aura quatorze visites. Pas plus. Karl Stutz s’en souvient. Il n’avait pas pensé à en tenir le décompte, mais il l’a fait, de mémoire, après la dernière.
Celle-ci sera marquée par une image qu’il aurait bien aimé photographier. Mais c’était interdit : il y a quelques années, les équipements étaient encore assez voyants, et, à chaque fois qu’il avait essayé de venir avec son appareil ou une caméra, les geladas ne s’étaient pas montrés, ou s’étaient réfugiés dans les anfractuosités.
Maintenant, si les singes n’approchent toujours pas l’homme, ils le tolèrent. À distance de sécurité, bien sûr. Mais Ascott ils le côtoient comme un des leurs. Ils le touchent, aussi, comme un congénère. Et Karli se souviendra toujours de ce moment : le grand chien blanc, ventre tourné vers le soleil, deux femelles et un petit procédant sur lui à une séance d’épouillage en règle. Symbolique, bien sûr : il va de soi que le noble Ascott de Zermatt n’a aucun parasite ! Néanmoins, il se laisse papouiller, affichant un sourire béat, la langue dégoulinante au coin des babines. À une longueur de bras, le mâle dominant couve la scène de son regard jaune, en croquant des graines au creux de sa main.
Dernier moment, moment précieux. Mais on ne sait jamais la valeur des instants. Sauf après…
Un regain de tension avec la nation voisine, un énième échec de conférence à Genève : le gouvernement érythréen décide de restreindre l’accès à son espace aérien, et, plus spécialement, d’interdire le survol des zones frontalières par les hélicoptères. Conséquence : le transport par voie terrestre des personnes blessées ou mutilées entraîne souvent leur décès pendant le trajet. Le centre opératoire perd beaucoup de son utilité. De toute façon, le CICR est bientôt prié de cesser ses activités de santé, et de se limiter à l’approvisionnement en eau des villages en pénurie.
Quelques jours plus tard, la présence de la Mission internationale n’est plus acceptée sur le territoire : elle est sommée de se retirer. Elle commence aussitôt à démonter ses installations, et à les déménager intégralement : il ne faut pas laisser des dispositifs militaires utilisables par des belligérants. Des convois entourent le camp de navettes incessantes.
Karli attend de savoir dans quel coin du monde il va être affecté : les lieux de souffrance ne manquent jamais. Mais son bloc sanitaire sera, forcément, la dernière installation démontée. Tant qu’il est opérationnel, le médecin assure les soins et le suivi de ses patients. Il est au beau milieu d’un ajustage de prothèse sur la jambe d’une jeune mère de famille, lorsque le rideau de la tente s’écarte. Théo Bolduc, blême, luisant de sueur grasse sous le casque bleu.
— Toubib… Je ne voudrais pas achaler, mais…
— Si, Théo, tu me déranges, là !
— Moi, je dis que ç’est point le temps de jaser ! Viens-t’en sans niaiser !
Il entraîne le chirurgien vers un pick-up poussiéreux, garé en travers sur le parking.
— Je m’en vas te le dire net fret sec, mon ami : attends-toi à du pas beau. À du pas beau du tout…
Sur le plateau, une bâche maculée de sang séché recouvre une forme. Karl en a tant vu, de ces bâches, qu’il devrait être endurci. Bizarrement, il revit les premières minutes de son arrivée au camp. Il sait aussi, avant que le Québécois ne soulève le tissu raide, ce qu’il y a dessous.
À la demande expresse du docteur Karl Stutz lui-même, nous ne nous appesantirons pas sur les détails pénibles. Allons le plus rapidement possible vers le dénouement, tellement étrange.
Les militaires ont reçu pour consigne de laisser un périmètre impeccable. Ils évacuent donc les déchets. Ceux qui ne peuvent pas être détruits doivent être enfouis. Le lieu choisi se trouve en bordure du secteur officiellement désigné sur la carte, « cote 307 ». Dans le langage quotidien, on dit plutôt « le Champ-aux-Rats ».
Selon les témoins, une pelleteuse avait entamé une tranchée. Le type aux commandes était un jeune Polonais, arrivé vingt-quatre heures plus tôt : son contingent en Érythrée était si minoritaire, qu’on ne savait trop où l’affecter. On le mutait donc au petit bonheur, là où il manquait du personnel. Il était le seul à parler sa langue et, en anglais, ne connaissait que les ordres principaux. On lui avait dit de creuser, il creusait.
Il a trouvé curieux ces monticules qui parsemaient le terrain. Du genre de ceux qui lui gâchent son gazon, dans la campagne de Cracovie, mais en plus gros. Il a planté la lame de son engin dans le tas le plus proche et l’a retourné : des espèces de monstres en ont jailli. Affreux. Sans poils. Énormes, en plus ! Le Polonais n’avait aucune idée de ce qu’était un rat-taupe, pour la bonne raison que le camp en avait été débarrassé.
Il ne savait pas non plus qui était ce grand chien blanc, qui a déboulé et s’est mis à aboyer comme un damné devant le monticule voisin. Le soldat a pensé que ce clébard avait vu fuir les rongeurs et qu’il était frustré.
— T’aimerais bien t’en faire un casse-croûte, Médor ! T’as raison : c’est des horreurs ! Bouge pas : je vais t’aider !
Et il s’est mis à saccager les autres taupinières. Et leurs habitants. Plus il les démolissait, plus le chien s’excitait.
— Ça te plaît, qu’on leur mette la pétoche, hein ? Tiens, regarde : boum, encore un !
D’autres soldats sont accourus, faisant des moulinets avec leurs bras, hurlant des phrases incompréhensibles. Le Polonais y a vu l’encouragement sanguinaire au meurtre. Comment aurait-il pu imaginer, surtout de la part d’un chien, que l’on puisse avoir une autre envie que de détruire des créatures aussi répugnantes ? Alors, tout le stress refoulé depuis son envoi sur le terrain s’est déversé en un irrépressible flot d’adrénaline. Il a « mis la gomme » et foncé dans l’excavation. C’est ainsi qu’Ascott a reçu la blessure fatale, en protégeant des êtres vivants.
Sous la bâche, il respire encore. Mais Théo n’a pas exagéré : ce n’est pas beau. La lame de la pelleteuse a entamé les pattes arrière. Par le sillon dans la chair, on voit saillir l’os brisé.
Émietté. Comme le maître d’Ascott n’était pas joignable en salle d’opération, c’est Bolduc que l’on a alerté. Il travaillait à peu de distance du drame. Dans sa pharmacie de bord, il a trouvé la morphine et a pris sur lui d’en injecter, pour rendre la douleur supportable, pendant le transport.
— Tu vas l’opérer, Toubib, hein ?
Malheureusement, un examen rapide suffit au diagnostic :
— Désolé. Il a perdu trop de sang.
— Prends le mien : je suis donneur universel !
— Merci, Théo. Mais on ne peut pas transfuser un chien avec du sang humain !
— Je vais trouver un chien en ville, alors ! Des chiens ! Je t’en prie ! Je t’ai vu faire des miracles sur des hommes !
Le colosse est en larmes. C’est le propre maître d’Ascott qui doit mobiliser toute la fermeté dont un médecin est capable, pour le placer devant un refus difficile, mais réaliste :
— Multiples fractures ouvertes. Retrait profond des tendons. Circulation nulle dans les couches supérieures des tissus. La nécrose est déjà commencée. Sous ce climat, c’est la gangrène dans quelques heures. Si nous l’aimons, nous lui devons une fin rapide.
Quelques minutes plus tard, c’est fait. Karli a voulu tenir lui-même la seringue. Il a pu voir s’éteindre les dernières étincelles bleu et or entre les paupières déjà lourdes.
Pour le dénouement, nous ne disposons que du témoignage de Karl Stutz. Avec pudeur, il ne nous a livré que le strict nécessaire.
Il décide d’aller seul inhumer son compagnon.
— Bien sûr, je ne pouvais songer qu’à un endroit. Au pied des montagnes où il retrouvait ses « copains ».
Idée réellement dangereuse : en voyant approcher, seul, l’homme qui porte un paquet pesant, les geladas se rassemblent sur la crête, émettent des grognements sourds, des rugissements, au lieu de leurs glapissements sonores habituels.
— Le corps était recouvert d’un drap. Cependant, à cause de la chaleur, j’avais enveloppé le tout dans une de ces sinistres housses zippées, que l’on utilise pour remiser nos morts à la morgue. Mais je comptais évidemment remettre Ascott à la terre, avec juste son linceul, pour que le cycle de la nature s’effectue sans obstacle.
Seulement, l’odorat des singes ne peut pas être trompé par une pellicule de plastique et une fermeture à glissière. Leurs museaux surdimensionnés se tendent : ça sent la mort. Cet homme apporte la mort sur leur territoire !
— Je ne me rendais pas compte du défi que je leur lançais. Je ne me suis pas arrêté au rocher en boule. J’ai continué encore sur une centaine de mètres. J’avais choisi un endroit précis : le petit cirque en demi-cercle, où Ascott et la famille du chef de clan avaient pris ensemble leur merveilleux bain de soleil.
Les primates se sont alertés les uns, les autres. Ils sont vraiment nombreux, maintenant. Probablement plusieurs dizaines. Ils surveillent chaque mouvement de Karli.
— J’avais oublié de prendre des outils. Je ne disposais que de la pelle pliante qui fait partie de l’équipement du 4X4. Dans le cirque, la latérite était encore plus compacte que dans la plaine. Je creusais comme un forcené. C’est en sentant mes mains commencer à saigner que j’ai repris contact avec la réalité.
La réalité, c’est plusieurs dizaines de singes-lions, guetteurs et guerriers, rassemblés sur la falaise, occupant chaque creux de la paroi. Maintenant, ils ne crient plus. On n’entend plus que leurs respirations, profondes comme des soufflets de forge.
Juste leurs respirations qui s’accélèrent et se répercutent dans le cirque. Et c’est beaucoup, beaucoup plus inquiétant.
— Là, je me suis senti tout petit. Et tout seul. J’ai perçu le danger. J’ai cessé de m’agiter. J’ai essayé d’agir le plus calmement possible. Et surtout sans regarder vers le haut.
Il dépose le cadavre, avec le drap, dans la fosse. Elle est à peine assez profonde. Il la comble succinctement avec la terre rouge, tasse à la va-vite en piétinant, ajoute les rares pierres maniables qui sont sur les quelques mètres alentour. Protection dérisoire.
— Dans mon plan romantique, j’avais préparé un petit rituel. Intérieur, surtout. Mais est-ce que je n’avais pas imaginé une fleur ? Au moins une plante sauvage, sur le tertre ? J’avoue que oui… Eh bien, je n’y ai plus pensé une seconde. Pas même pris le temps de me recueillir. J’ai réussi à ne pas courir. J’ai marché, avec ma pelle et mon sac de plastique souillé, en gardant le regard vers le sol. Je suis retourné à la Jeep. Je crois qu’en mettant le contact, j’ai hurlé de douleur et de soulagement.
Mais, à faible distance, il s’arrête et se retourne : les singes-lions, bien qu’essentiellement végétariens, vont sûrement déterrer quand même le chien, trop accessible, et se repaître de ses restes !
Karli ne supporte pas cette idée. Il a déjà empoigné son fusil. Par la lunette, il voit les premiers geladas descendre de la crête. Les mâles les plus agiles. Les plus grands restent encore en hauteur. Et puis, au sommet du plateau, celui avec la crinière deux fois plus épaisse… rousse. Le chef !
— Je l’avais assez vu pour le reconnaître ! Les autres l’attendaient. C’est lui, forcément, qui allait leur donner le signal de… Je ne voulais pas laisser faire ça !
Karli a le doigt sur la détente, lorsqu’il perçoit les cris des éclaireurs… Des tonalités jamais entendues jusque-là. D’autres leur répondent d’en haut, et c’est un groupe d’une trentaine d’individus, peut-être quarante, qui se retrouve autour de la tombe.
— Croyez-moi, ne me croyez pas, je les ai vus : ils ont entamé une sorte de… défilé, en cercle. Ils savaient que la voiture était là, avec moi dedans. Ils tournaient le dos, sans crainte. Ils ont formé ce cercle. Ils ont accompli un tour complet. Ils se sont immobilisés. Ils ont marqué un silence. Je ne saurais dire combien de temps : je pleurais trop. Et puis ils se sont dispersés vers les hauteurs.
Karli a pu retourner sur la sépulture : elle était intacte. Il sentait des présences dans les rochers, mais n’a pas aperçu, comme il le dit « âme qui vive ».
Avant son retour vers l’Europe, il a demandé un service très personnel à Théo Bolduc. Le sapeur restait plus longtemps que lui, pour les travaux de creusement des puits et d’irrigation. Voulait-il bien « entretenir » le tumulus où reposait son ami ? Bien entendu qu’il le voulait bien.
Mais il ne l’a pas pu : on a pu en voir la raison sur un ancêtre des réseaux sociaux, réservé aux militaires. Les premiers téléphones portables équipés d’une caméra leur ont permis de filmer, de loin, une tentative de Théo. On voit des grappes de geladas furieux dégringoler dans le cirque, et le Casque bleu repartir en courant vers son blindé.
En quittant à son tour l’Érythrée, il a transmis le relais à un indigène de Mai Izghi. Avec le temps, sait-on jamais ?
À ce jour, on sait : aucun « étranger » n’a encore pu approcher la tombe d’Ascott.
Pour en revenir à notre interrogation du début : qui a droit à l’état d’être humain ?
Le singe, capable de discerner en Ascott une entité digne de respect jusque dans la mort ?
Ou ce chien, digne de respect ?
à suivre...